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Paul DELAMARRE 1878 – 1956 PREMIER INSPECTEUR GÉNÉRAL DU TRAVAIL EN INDOCHINE par Laure GINESTY

(Présentation de l’ouvrage par l’auteur)

D’autres avant nous, fonctionnaires civils de l’État, ont assuré des fonctions d’inspecteur du travail français sur des territoires situés à des milliers de kilomètres de la France que l’on appelait alors la Métropole.

Ils n’étaient passés ni par l’Institut National du Travail de l’Emploi et de la Formation Professionnelle, ni par l’Ecole Nationale d’Administration, mais avaient acquis le titre de breveté d’une école qui a maintenant disparu : l’Ecole coloniale devenue en 1934 Ecole Nationale de la France d’Outre mer, située à Paris, en bordure des jardins du Luxembourg, dans un bâtiment à l’architecture mauresque qui ne passe pas inaperçue dans le quartier.

Dans cette école, ils étaient formés à assurer toute une gamme de fonctions d’administration dans ce que l’on appelait alors l’Empire. Parmi ces fonctions, figurait celle d’inspecteur du travail intégrée au début du XXè siècle, dans le domaine des affaires politiques et administratives, lorsque les officiers de marine cédèrent progressivement la place à des fonctionnaires civils.

Paul Delamarre est de ceux là. Devenu Inspecteur général du travail en Indochine, son histoire a pu être retracée à travers les divers documents d’archives, trouvés au Centre des Archives d’Outre mer d’Aix-en-Provence.

Les questions liées au travail, aux migrations de main-d’œuvre en Indochine et dans les Iles du Pacifique Sud ont joué progressivement un rôle déterminant dans sa vie professionnelle.

Ce récit s’appuie sur des faits réels, reconstitués à partir du dossier administratif de Paul Delamarre, de documents d’archives, de livres sur le sujet, et de journaux d’époque.

Les noms des lieux ont été conservés, même s’ils ont changé par la suite. Les termes utilisés dans les documents étudiés ont été repris par l’auteur. L’usage de ces termes ne fait référence à aucun jugement de valeur.

A tous ceux qui m’ont fait découvrir et aimer la mer et l’Outre mer.

 

 

PLAN

 

            • Chapitre 1-  Une enfance en Métropole 1878 – octobre 18

                     Naissance, famille Contexte de la vie politique française et coloniale

            • Chapitre 2-  Années d’apprentissage d’une carrière coloniale octobre 1897 – mai 1901

L’école – les professeur

Deux années au Ministère des Colonies dans l’attente du départ

            • Chapitre 3 Découverte de l’Indochine mai 1901 – 1907

Le voyage. L’Indochine à l’arrivée de Delamarre, Hanoï
Le contexte indochinois, les sujets du jour, Paul Doumer et ses grands travaux, ses dépenses, les lois et textes qui régissent le travail en Indochine à cette époque,        les questions du travail dans la pratique
Quang Yên
Nam Dinh,
Sontay, l’affaire de la statue
Retour à Nam Dinh, la bibliothèque

            • Chapitre 4-  Période studieuse 1907 – 1911

Premier retour en Métropole, à Paris. Loge chez son père et dispense des cours de langue annamite et de caractères chinois à l’École coloniale
Le retour, nomination en Annam
Passe ses certificats de langue annamite et de caractères chinois

            • Chapitre 5-  Retour au Tonkin 1911 – 1918

Bac Kan
Sontay
Mariage
Les inondations

            • Chapitre 6-  Congés en métropole 1918 – 1919

Le voyage
Toulon 1918 et 1919

            • Chapitre 7-  Nouveau retour au Tonkin 1919 – 1924

1919 Traité de Versailles, le B.I.T, les effets des conventions de l’O.I.T. sur la réglementation du travail dans les colonies et protectorats
Développement des plantations
Rédaction du code de l’organisation judiciaire
Vacances à Yunnan Fu

            • Chapitre 8-  Inspecteur des Affaires politiques et administratives 1924 – 1927

1924 Tonkin, inspecteur des affaires politiques et administratives
1925 Mission en Nouvelle Calédonie et aux Nouvelles Hébrides
Somerset Maugham
Cambodge, le travail dans les plantations

            • Chapitre 9-  Inspecteur général du travail en Indochine 1927 – 1933

L’installation, la mise en place de textes nouveaux
Décembre 1928
L’assassinat de Bazin, créateur de l’Office du travail et de la main d’œuvre indochinoise,
« L’émigration ouvrière en Indochine », un état des lieux, une analyse pour l’exposition coloniale
« Réglementation du travail en Indochine »

            • Chapitre 10- Administrateur en chef du Territoire de Kouang Tchéou Wan 1933 – 1934

Un petit territoire en Chine sans droit du travail

            • Chapitre 11-  Retraite sur les bords de la Loire 1934 – 1956

Le Puytorson
Pourquoi Vouvray ?
Spectateur de l’évolution de l’Indochine
Souvenir à Vouvray en 2001

 

Chapitre 1

 

Une enfance en Métropole 1878 – octobre 1897

 

Naissance, famille

A première vue, rien ne destine Paul Delamarre à accomplir une carrière Outre-mer, même si plusieurs membres de sa famille appartiennent déjà à la fonction publique.

Paul, Emile, Désiré, Delamarre voit le jour le 10 décembre 1878, à Saint Denis, dans le département de la Seine. Son acte de naissance précise qu’il naît chez son oncle, Camille, Eugène, François David, âgé de 25 ans, alors employé au Ministère de la Guerre.

Son père, Anatole Delamarre, âgé de 35 ans, est commis principal à l’Administration des Postes. Sa mère, Adèle, 23 ans, est déclarée sans profession. La famille habite 9 rue des Petits Carreaux à Paris, dans le deuxième arrondissement, en plein quartier du Sentier. Paul Delamarre sera enfant unique, sa mère disparaîtra alors qu’il est encore très jeune.

 

Contexte de la vie politique française et coloniale

Pour un petit garçon qui passe son enfance à la fin du dix-neuvième siècle à Paris, c’est entendre évoquer par les grandes personnes, des sujets de conversations qui se situent souvent au delà de la ligne bleue des Vosges. A la suite de la guerre de 1870, la France a perdu l’Alsace et la Lorraine. Comme d’autres Etats européens, la France s’est engagée depuis plusieurs années dans la conquête de nouvelles frontières sur tous les continents. La conférence de Berlin qui se tient de novembre 1884 à février 1885, a fixé une ligne de partage des territoires qui demeurent à conquérir en Afrique. Pour mieux connaître les territoires qui restent encore à découvrir, chaque Etat s’emploie à dresser dans le détail les cartes, et remonter les fleuves qui les parcourent. Ces explorations sont souvent le fait des militaires, ou sont encouragées par les nouvelles sociétés de géographie qui se développent en Europe.

Les récits d’exploration sont nombreux dans les journaux de l’époque. Les explorateurs sont facilement présentés comme des héros. Les revues et périodiques comme « Le Tour du Monde », ou « Le Monde Illustré », parlent abondamment de ces nouveaux territoires. Ils sont décrits à la fois comme de nouveaux marchés à gagner, dans une compétition engagée avec les Britanniques et les Allemands, et à pacifier par des Etats qui se considèrent investis d’une mission civilisatrice. Ces récits sont souvent accompagnés de gravures et plus tard de photographies qui feront rêver les lecteurs jeunes et moins jeunes. Parmi ces contrées déjà conquises ou qui restent à conquérir, l’Extrême-Orient inspire probablement le plus les écrivains. Cette fascination perdurera au delà du départ des Français de ces territoires. Certains officiers racontent de manière plus ou moins romancée, leurs guerres ou les pays qu’ils découvrent. Francis Garnier, sous le pseudonyme de G. Francis, alors jeune lieutenant au service des affaires indigènes, publie sous forme de brochure, le récit de son exploration du Mékong sous la direction d’Ernest Doudart de Lagrée. Dans une œuvre très prolifique, un officier de marine, Julien Viaud, plus connu sous le nom de Pierre Loti, décrira avec précision les pays découverts et les évènements vécus ou imaginés au cours de ses nombreuses escales. En 1883, il fait paraître dans le Figaro, des articles intitulés « Trois journées de guerre en Annam ». Ces articles feront scandale. En 1905, sous le nom de Claude Farrère, Charles Bargogne, lui aussi officier de marine, recevra le prix Goncourt pour son roman « Les Civilisés » qui se déroule à Saïgon, dans les milieux mondains de la société coloniale. L’opium, la cocaïne, l’alcool et les femmes jouent un rôle non négligeable dans ce récit où tous les personnages principaux sont des hommes. Victor Segalen, médecin de marine, fera découvrir une Chine toujours mystérieuse avec « Les Immémoriaux » parus en 1907. A côté de reportages, les journaux publient également de nombreux feuilletons et nouvelles dont le décor se situe dans des territoires lointains, inconnus des lecteurs de Métropole. Dans les rubriques boursières, on attire l’attention des lecteurs sur la création de nouvelles sociétés par actions, dont la souscription est ouverte au public, et qui ont pour objet l’exploitation des richesses réelles ou supposées de ces nouveaux territoires.

Sur le plan de la politique intérieure, le 30 mars 1885, le Gouvernement de Jules Ferry est « tombé » sur la question des évènements du Tonkin. Le maintien d’un corps d’occupation sera ensuite voté à une infime majorité.

En une trentaine d’années, les Français de Métropole qui vivent en ville, voient progressivement arriver l’Outre-mer dans leur vie quotidienne : dans leurs lectures, les thèmes de la vie politique, les produits consommés. L’organisation des grandes expositions, permettra de rassembler pour quelques mois, toutes ces nouvelles images en un seul lieu accessible au plus grand nombre.

La France, pendant ce temps là, a connu ses révolutions industrielles. Aux périodes d’expansion, succèdent des crises économiques cycliques. Le travail dans le monde ouvrier est peu à peu réglementé. La loi du 19 mars 1874 qui encadre le travail des femmes et des enfants, crée dans le même temps le corps de l’inspection du travail. La loi du 21 mars 1884 institue la liberté d’association professionnelle et le droit de former des syndicats pour les travailleurs comme pour les employeurs. En 1891, l’Inspection du travail devient un corps de fonctionnaires d’Etat en Métropole. Rien de comparable n’existe encore pour le moment dans l’Outre-mer français.

A l’issue de ses études secondaires, Paul Delamarre obtient le baccalauréat de sciences de l’enseignement moderne. Il a étudié des langues bien européennes : l’anglais et l’allemand. Le jeune homme choisit alors de se préparer à une carrière de fonctionnaire civil dans un domaine plein d’avenir à l’époque : les colonies. Une nouvelle école qui prépare directement à ces carrières s’est ouverte à Paris, il y a quelques années. Pour son père, qui travaille dans l’Administration des Postes, l’orientation professionnelle de son fils présente l’avantage du parfum de l’aventure, dans la sécurité de la fonction publique.

Chapitre 2

Années d’apprentissage d’une carrière coloniale octobre 1897 – mai 1901

Le 30 octobre 1897, Paul Delamarre entre à l’Ecole Coloniale où il est élève administrateur.

Il a accédé à cette école sur concours, après une année de préparation. Le programme des épreuves du concours fixé en 1896, porte sur l’économie politique, l’histoire de la colonisation française et étrangère jusqu’en 1815, la géographie physique des territoires non européens, la topographie, avec une épreuve de lecture de cartes, la connaissance des langues anglaise, allemande ou espagnole.

La formation qu’il va maintenant recevoir dans le cadre de cette école est de deux ans, et s’achèvera le 31 juillet 1899. Dès son entrée, Paul Delamarre choisit la section indochinoise qui est la plus prestigieuse, devant celle de l’Afrique, du commissariat colonial et de l’administration pénitentiaire. En 1948, une nouvelle section sera créée, pour quelques années, destinée à la formation des inspecteurs du travail et des lois sociales d’Outre-mer. Elle est créée afin de pourvoir le corps des Inspecteurs du Travail et des Lois sociales d’Outre-mer, institué en 1946. Jusqu’en 1948, les administrateurs formés à l’Ecole coloniale, devenue par la suite, Ecole nationale de la France d’Outre-mer (E.N.F.O.M.), appelés à exercer les fonctions d’inspecteur du travail, reçoivent la formation commune. Les fonctions d’inspecteur du travail sont assumées parmi d’autres au cours des carrières d’administrateur, que ce soit en Indochine, en Afrique, à Madagascar, dans les îles du Pacifique et les territoires français d’Amérique.

L’Ecole coloniale a été créée neuf ans auparavant, en 1888. L’enseignement est payant. Le succès à la formation dispensée est couronné par le titre de breveté. A cette époque, l’Ecole coloniale constitue une voie d’accès au corps des administrateurs coloniaux parmi d’autres. Ce ne sera qu’à partir de 1912, que l’Ecole obtiendra le monopole de la formation des administrateurs coloniaux. Le long conflit engagé des années auparavant avec l’Ecole libre des Sciences Politiques aura trouvé son épilogue. En effet, l’Ecole des Sciences Politiques avait dès 1886, créé une section coloniale qui sera fermée en 1892.

 

L’Ecole coloniale a été créée neuf ans auparavant, en 1888. L’enseignement est payant. Le succès à la formation dispensée est couronné par le titre de breveté. A cette époque, l’Ecole coloniale constitue une voie d’accès au corps des administrateurs coloniaux parmi d’autres. Ce ne sera qu’à partir de 1912, que l’Ecole obtiendra le monopole de la formation des administrateurs coloniaux. Le long conflit engagé des années auparavant avec l’Ecole libre des Sciences Politiques aura trouvé son épilogue. En effet, l’Ecole des Sciences Politiques avait dès 1886, créé une section coloniale qui sera fermée en 1892.

Son directeur s’était longuement opposé à la création d’une école coloniale spécifique, estimant que les cadres de l’administration, que ce soit en Métropole ou Outre-mer, devaient pouvoir bénéficier d’une formation de même nature. Emile Boutmy, Directeur de l’Ecole des Sciences Politiques publie en 1885, un petit ouvrage de réflexion intitulé « Le recrutement des administrateurs coloniaux ».

Il s’insurge contre la création de l’Ecole coloniale, critiquant abondamment les matières enseignées qu’il juge trop spécialisées pour faire des élèves aux têtes trop pleines plutôt que bien faites. Emile Boutmy s’oppose à tous ceux qui préconisent une formation spécifique, tout en soulignant la nécessité pour les fonctionnaires coloniaux de bien connaître le cadre géographique, l’histoire, la culture et les langues des pays et territoires qu’ils vont administrer. La connaissance de ces langues permet de ne pas être dépendant d’un interprète, de pouvoir communiquer sans intermédiaire avec les représentants des populations administrées. La dernière promotion de l’Ecole coloniale sortira en juin 1960. A cette date, 4 500 élèves auront été formés depuis 1889.

Les autres grands empires coloniaux de l’époque, que ce soit la Grande Bretagne ou les Pays-Bas, ont eux aussi éprouvé le besoin de constituer des corps de fonctionnaires spécialisés pour l’Outre-mer, recrutés après concours et une formation particulière. Les Pays-Bas avaient à cette date créé une école à Delft, pour former les fonctionnaires destinés à servir surtout aux Indes néerlandaises. L’accès à ce corps se faisait sur concours dont les épreuves se déroulaient non seulement aux Pays-Bas, mais aussi à Batavia. Chez les Britanniques, qui créeront également une école accessible aux diplômés des universités, la condition sportive des candidats occupait une part importante dans les épreuves, l’une d’entre elles portant sur la conduite à cheval.

Lorsque Paul Delamarre débute sa formation, le Directeur de l’Ecole Coloniale est Etienne Aymonier. Sorti à l’origine de Saint Cyr comme officier de l’infanterie de marine, il a accompli sa carrière dans les différentes parties de l’Indochine, en Cochinchine puis au Cambodge, en Annam et au Tonkin. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire des beaux-arts du Cambodge et du Laos, ainsi que sur la langue khmère. L’enseignement et les langues en Indochine sont au cœur de ses préoccupations, il leur a consacré un livre « La langue française et l’enseignement en Indochine ». Au sein de l’Ecole, il assure d’ailleurs lui-même les cours de langue cambodgienne. Le reste du corps enseignant de l’école est issu du Conseil d’Etat pour les matières administratives, de l’Ecole des langues orientales pour l’enseignement de certaines langues et de fonctionnaires civils ou militaires rentrés en Métropole après avoir rempli des fonctions Outre-mer.

Les matières enseignées à l’Ecole au cours de ces deux années sont variées, pratiques et orientées directement vers la zone géographique où les élèves administrateurs sont appelés à servir par la suite. Des cours généraux comprennent l’enseignement du droit civil, du droit administratif colonial, la situation et le régime économique des diverses colonies françaises, l’étude des systèmes coloniaux étrangers, l’hygiène coloniale et des notions de médecine pratique, les productions coloniales, la construction pratique, les langues vivantes (anglais ou allemand). Les questions de droit du travail sont envisagées sous l’angle de la mise en valeur des territoires, le nécessaire recours à la main-d’œuvre, l’organisation éventuelle de mouvements d’immigration interne ou externe, ses modalités, avec ses avantages et ses inconvénients. Pour la section indochinoise, la formation générale est complétée de cours de géographie détaillée, d’histoire et des institutions locales, de législation et d’administration de l’Indochine, ainsi que de langue annamite. L’apprentissage d’une autre langue que l’annamite et pratiquée en Indochine, est fortement encouragé par l’octroi de points supplémentaires. A toutes ces matières s’ajoutent des cours obligatoires d’équitation et d’escrime. L’enseignement de cette dernière discipline ne sera pas sans inconvénients : certains élèves seront exclus de l’Ecole après s’être battus en duel …

Les horaires des cours sont organisés pour permettre aux élèves de suivre les cours de la faculté de droit et d’acquérir une licence à l’issue de la scolarité. Les cours se déroulent dans des locaux tout neufs, inaugurés en 1896. Il s’agit d’un grand bâtiment, construit non loin du quartier latin, au 2 avenue de l’Observatoire, dans une architecture néo mauresque, œuvre de Maurice Yvon, architecte du Ministère des Colonies. Il a déjà réalisé des pavillons représentant les colonies et protectorats français pour des expositions universelles comme celles de Paris ou de Chicago. Le bâtiment de l’Ecole existe toujours, en bordure des jardins du Luxembourg. L’architecture extérieure, mais aussi sa décoration intérieure, rappellent la destination de l’Ecole par ses emprunts aux lointains pays administrés. Sur la façade et dans le vestibule, les noms et bustes des grands conquérants coloniaux français marquent de leur empreinte. A l’intérieur, on s’éclaire avec des becs de gaz, l’électricité ne sera installée que bien plus tard. La bibliothèque renferme déjà 5 000 volumes, donnés notamment par Guimet pour ceux qui traitent de l’Asie, et par Galliéni pour Madagascar. La fameuse salle d’armes pour la pratique de l’escrime a été aménagée au sous sol.

Au cours des années 1890 – 1900, l’Ecole coloniale est le lieu de débats particulièrement animés portant sur la politique qu’il convient d’adopter dans les colonies : certains préconisent la méthode hollandaise, qui allie un niveau de prospérité économique et la préservation des institutions autochtones sous le contrôle d’un dispositif administratif européen réduit. D’autres au contraire, à l’image de ce que la France a déjà commencé à réaliser en Algérie, soutiennent l’idée d’une présence administrative française étendue, dans le cadre d’une politique d’assimilation. Paul Delamarre a dû participer à ces échanges que ce soit avec ses condisciples ou les membres du corps professoral.

Lors de la sortie de l’Ecole, Paul Delamarre se classe dans un rang convenable : il se situe seizième sur vingt-six, comme l’atteste le numéro du Journal Officiel daté du 8 septembre 1899. Neuf élèves de cette promotion sont destinés à l’Indochine. Les autres sont affectés à l’Afrique, au Commissariat colonial ou à l’Administration pénitentiaire. Mais pour Paul Delamarre, à sa grande déception, on l’imagine, à l’issue de deux années d’études, le temps du départ pour l’Extrême-Orient n’est pas encore venu.

Deux années au Ministère des Colonies dans l’attente du départ

Paul Delamarre qui a achevé ses études, retourne habiter chez son père, à Paris, au 22 rue des Capucines, entre la Madeleine et l’Opéra. Il n’a pas encore rempli ses obligations militaires. Il est ajourné aux conseils de révision en 1899 et 1900, alors qu’il appartient à la classe 1898. Dans ces années là, on ne plaisante pas avec ces questions. Comme son livret militaire a été conservé dans son dossier administratif, en l’absence de photographie, c’est le seul document qui donne une description indicative de son aspect physique : on y apprend qu’il mesure 1 mètre 69, ce qui est grand pour l’époque, a les cheveux et les sourcils blonds, les yeux bleus, un visage ovale avec un nez fort et une bouche moyenne.

Pour ne pas rester inactif, Paul Delamarre trouve un emploi d’auxiliaire au service du personnel du Ministère des Colonies, où son oncle maternel occupe d’ailleurs un poste de chef de bureau et a le grade de secrétaire général des colonies.

Ces années ne resteront pas sans intérêt. Pour lui, c’est le meilleur moyen d’apprendre à connaître de l’intérieur, le fonctionnement interne de l’administration centrale. C’est cette même administration qui le gèrera une fois qu’il aura obtenu un poste en Indochine. Il y nouera des connaissances, découvrira les arcanes et les ficelles de ce ministère qui décide de beaucoup de choses, pour des territoires situés à des milliers de kilomètres de là. Pendant une longue partie de sa carrière, cela lui permettra de placer un visage auprès des signatures apposées au bas des instructions et documents reçus de Paris. Lors de ses congés administratifs, les visites de courtoisie traditionnelles seront pour lui plus faciles.

En 1901, sa situation militaire se clarifie, il obtient son classement dans les services auxiliaires. Il peut enfin partir. Il s’embarque à Marseille, le 19 mai 1901, sur un bateau australien le « Salazie ».

 

Chapitre 3

Découverte de l’Indochine mai 1901 – 1907

Le voyage

Le trajet dure vingt trois jours. On traverse la Méditerranée, passe le canal de Suez. Les escales traditionnelles sont Port Saïd, Suez, Aden ou Djibouti, Colombo, Singapour. Pendant que le bateau fait le plein de charbon dont il est un gros consommateur, les passagers ont la possibilité d’aller à terre pour faire de courtes excursions.

La traversée est longue, durant le voyage, des activités sont organisées, on fait des connaissances, d’autant que bien souvent, sur les listes des passagers se trouvent des fonctionnaires civils coloniaux français et britanniques avec leur famille qui se rendent pour prendre leur poste en Inde, en Indochine, dans la péninsule malaise et en Chine. La vie à bord de ces bateaux, l’atmosphère, les relations qui peuvent s’y nouer, ont été largement décrites au cours de ces années par les auteurs littéraires. En fonction du grade occupé, les fonctionnaires et leur famille sont affectés dans des cabines de classes différentes. Ce sont 150 à 200 passagers qui se répartissent entre la première et la seconde classe. Ils sont parfois accompagnés de domestiques indigènes qui sont logés séparément à bord du navire. Leur transport, au même titre que le fonctionnaire et sa famille, est pris en charge par l’Etat. Lors de l’embarquement à Marseille, le fonctionnaire ne connaît pas toujours le lieu du poste auquel il va être affecté à son arrivée. Vers 1900, les bateaux sont équipés d’un poste de  » téléphone sans fil « . C’est à bord du bateau, au moyen d’un câblogramme, une fois la traversée déjà bien entamée, qu’il prendra connaissance du poste qui lui est destiné. L’atmosphère à bord du navire change, un peu comme un jeu de chaises musicales où chacun aurait enfin trouvé sa chaise, même si ce n’est pas toujours celle qu’il convoite. On fait contre mauvaise fortune bon cœur en pensant aux perspectives qui s’ouvriront la prochaine fois. Ces traversées maritimes sont des évènements renouvelés dans la carrière des fonctionnaires coloniaux. A l’issue d’un séjour de trois années passées Outre-mer, ils peuvent alors rentrer en France pour un congé administratif de six mois, que certains prolongent par des congés de convalescence avant de repartir rejoindre un nouveau poste. Après quelques mois passés en France, il est de bon ton de rendre visite à l’administration centrale. Cette démarche permet de se rappeler à son bon souvenir, faire connaître des souhaits éventuels en matière d’affectation ou d’avancement. C’est aussi une excellente occasion pour prendre connaissance de la perception parisienne de la situation du territoire administré …

Paul Delamarre accomplit ce voyage pour la première fois. C’est un peu un voyage initiatique avec, à bord du navire, de nombreux jeux de rôles auxquels l’Ecole coloniale ne l’avait certainement pas complètement préparé. Il arrive au Tonkin le 11 juin 1901, les dernières heures du voyage se sont déroulées par vent et mer calmes. Le temps est pluvieux, tant à Tourane qu’à Haïphong. Sa vie en Indochine commence.

 

L’Indochine à l’arrivée de Delamarre

L’Indochine compte alors 18 millions d’habitants. C’est un immense territoire de 710 000 km², qui s’étend sur 1 620 km de long et 760 km de large, plus grand que la France qui ne compte que 536.408 km² (amputée de l’Alsace et de la Lorraine), entouré par la Chine au Nord, la Birmanie et le Siam qui ne s’appelle pas encore la Thaïlande. Les frontières avec les Etats voisins ne sont pas encore complètement délimitées. Celles avec la Birmanie et le Siam ne le seront qu’en 1904 et 1907.

L’Indochine française comprend cinq pays : le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine, le Cambodge et le Laos, auxquels on a rattaché administrativement, un petit territoire chinois, situé plus au nord, concédé à la France par conventions en 1898 et 1899, du nom de Kouang Tchéou Wan.

A l’arrivée de Delamarre, l’administration civile française en Indochine est de création récente. Ce n’est qu’en 1887, soit 14 ans auparavant, à la mort du Résident général Paul Bert, que les différents pays de l’Indochine ont été réunis sous l’autorité d’un gouverneur général, regroupant sous une même direction politique à partir de 1893, les différentes composantes de l’Indochine. Paul Doumer, Gouverneur général en 1898 réalise « l’Union Indochinoise », se dote d’un budget général et de budgets locaux. Le Gouverneur général est le dépositaire des pouvoirs du Gouvernement français, centralise sous son autorité l’ensemble des services civils. Chacun des pays de l’Union est dirigé par un gouverneur ou un résident supérieur, assisté d’un secrétaire général et de directeurs généraux pour les services techniques. L’ensemble de ce territoire est divisé en 87 provinces, dirigées chacune par un administrateur ou un résident. Ce sont ces postes de terrain que Delamarre va occuper au cours de la première partie de sa carrière en Indochine.

L’Indochine est une zone essentiellement agricole. Le riz occupe une large part de la production et de l’alimentation de sa population. Quelques cultures sont appelées à prendre de l’importance quand elles vont devenir l’objet d’une large exploitation. Elles sont fortement consommatrices de main-d’œuvre. Il s’agit de l’hévéa, du café, du thé, du poivre et du coton.

 

Hanoï

Lorsque Delamarre met le pied pour la première fois en Indochine, il arrive par le port de Haïphong, d’où il se rend à Hanoï. Cette ville située au nord, sur le Fleuve Rouge, est le grand centre administratif et de la présence française en Indochine. De nombreuses administrations tant militaires que civiles y ont élu domicile : le Commandement supérieur des troupes de la colonie, le Gouvernorat général, la Résidence supérieur du Tonkin, l’Evêché catholique de la mission du Tonkin central, la Cour d’Appel de l’Indochine, le Tribunal de première instance, la Chambre de Commerce, la Chambre d’Agriculture …

Le dernier recensement effectué à Hanoï, en 1900, a donné pour la ville, une population de 1 088 européens à côté de 4 000 chinois et de 100 000 indigènes. C’est une ville en plein chantier :

– Le grand pont de Hanoï sur le fleuve Rouge, dessiné par Gustave Eiffel, qui restera à la postérité sous le nom de Pont Doumer, et la ligne de chemin de fer qui relie Hanoï à Haïphong, ne seront inaugurés qu’en février 1902. La gare n’est pas encore terminée.

– L’opéra de Hanoï, copie en réduction de celui de Paris, ne sera achevé qu’en 1904.

– Le Palais du Gouverneur Général est en construction du 1901 à 1906.

La ville est composée de trois grands quartiers :

– Le quartier français. Il a été construit autour de la « concession » primitive. Il s’étend jusqu’à la gare. On y trouve la fameuse rue commerçante, très vite appelée Paul Bert, avec ses beaux magasins, ses cafés et hôtels. Tout au bout se trouve le théâtre.

– La citadelle, avec ses casernements militaires autour de laquelle se sont construits le nouveau quartier européen, le palais du Gouverneur général et le jardin botanique.

– La cité indigène.

Le soir, en fin d’après-midi, il est de bon ton de se montrer sur la promenade favorite des Hanoïens : la digue Parreau, un long remblai de 2 km 600 dans le prolongement du jardin botanique jusqu’au village de papier.

 

Le contexte indochinois, les sujets du jour, Paul Doumer, ses grands travaux, ses dépenses.

Les thèmes traités dans les journaux parus en Indochine en juin 1901 sont variés : On se plaint d’abord de la chaleur. Dans un petit billet intitulé « note d’un tonkinois, qu’il fait chaud » paru en première page du « Courrier d’Haïphong », le chroniqueur termine son papier par « aux autres qui répètent qu’il fait chaud, qu’il fait chaud, je suis tenté de crier prenez des douches ! Cela guérit, dit-on! ».

Dans les sujets plus sérieux, on annonce la mort de S.M. la grande Reine Mère de la famille impériale d’Annam, décédée à Hué à l’âge de 92 ans. Dans la colonne voisine est évoqué un cambriolage à Nam Dinh et le vol de 175 piastres. Sans savoir si c’est la conséquence d’une blague ou d’un acte de malveillance, on raconte aussi l’incendie de la gendarmerie de Nam Dinh qui a été provoqué en accrochant un ruban de pétards à la sonnette !

 

 

 

 

Deux sujets se rapportant à l’Indochine retiennent alors l’attention en France. L’un est la discussion à la Chambre d’un projet de loi portant sur la pose de câbles sous-marins reliant la métropole à ses possessions d’Extrême-Orient. L’autre est le voyage effectué à Paris du Gouverneur général de l’Indochine, Paul Doumer. Les journaux reprochent à ce dernier un sens de l’ego particulièrement affirmé, le titre est intitulé « Et M. Doumer banquetait toujours ». On ajoute ensuite : « Un grand festin de 600 couverts a été offert à M. le Gouverneur Général de l’Indochine par la chambre consultative des associations ouvrières de production. On s’est réuni au sempiternel « Salon des Familles » de Saint Mandé, que semble tout particulièrement affectionner notre vice – roi. Détail à noter : pour la première fois, depuis quatre ans, M. Doumer a pu discourir cinq minutes sans parler de son œuvre en Indochine. L’unique article que colporte de ville en ville, de banquet en banquet le déballage Doumer et Cie, cesserait-il de plaire au public ? ».

Dans les nouvelles internationales, on relate les dépêches anglaises sur la guerre qui se déroule au Transval, où des Français se sont engagés au côté des Boers. Le plus connu d’entre eux est le Colonel de Villebois-Mareuil. On parle aussi des actes de courage des soldats russes en Extrême-Orient. En Chine, à Shanghai, sur la concession française, une compagnie privée a installé un tramway électrique avec des voitures distinctes pour les Chinois et les Européens. Le chemin de fer du transsibérien est achevé le 27 juillet 1901.

A la chronique financière, on mentionne le cours de l’emprunt du protectorat de l’Annam-Tonkin, dont le niveau est négocié à Paris, et la tenue de la dernière assemblée générale des actionnaires de la Banque de l’Indochine présidée par le Baron Hely d’Oisel. On annonce aussi la prochaine émission d’un emprunt du Yunnan en France pour la construction du chemin de fer. Le journaliste se lamente qu’il n’y a pas foule. En fait, l’emprunt sera couvert 25 fois.

Une publicité de la pharmacie centrale de l’Indochine propose pour soigner les fièvres paludéennes intermittentes infectieuses, l’utilisation d’une seule boite de tisane Marcellin aux effets anti-miasmatiques pour soigner de manière radicale et sans retour… Cette tisane, nous dit-on, est autorisée par le Ministère des Colonies et adoptée par l’Union des femmes de France…  Un autre encart, placé entre des résultats des dernières courses de chevaux d’Hanoï et une épidémie de fièvre aphteuse, préconise l’usage du goudron soluble Guyot pour assainir l’eau, et se préserver sûrement des maladies épidémiques.

Les lois et textes qui régissent le travail en Indochine à cette époque, les questions du travail dans la pratique

En 1901, le travail et l’emploi de salariés sont déjà réglementés en Indochine. Les premiers textes qui sont cités dans les traités de droit de l’époque montrent que l’on a tout d’abord cherché à organiser, à travers des arrêtés promulgués entre 1871 et 1886, les relations entre maîtres et domestiques plutôt qu’à réglementer la main-d’œuvre en général. Les besoins restent limités, le recours à la main-d’œuvre locale suffit à répondre à la demande. Le premier texte qui a pu être retrouvé remonte à 1898. Le Gouverneur général ne s’intéresse qu’à un cas de figure bien particulier : c’est la première mesure connue destinée à développer l’emploi. Il s’agit d’un arrêté qui exempte de certains impôts et de prestations de toute nature (à cette époque, la population peut être conduite à payer des impôts en nature, c’est-à-dire en journées de travail), les ouvriers indigènes ou asiatiques étrangers, engagés au service des colons français qui exercent une profession agricole au Cambodge. On veut ainsi encourager auprès de la population locale, le recrutement pour des exploitations dans l’agriculture ou l’élevage, dirigées par des colons français. Pour ce faire, on les dispense du paiement de l’impôt. Pour maîtriser le dispositif, on assortit l’exonération, de la nécessité de se faire connaître auprès de l’administration qui vous délivre une carte spéciale. Les étrangers asiatiques sont également dispensés d’appartenir à une congrégation : sorte d’association à laquelle les étrangers sont tenus de s’affilier et dont les membres sont sur le plan fiscal et financier solidairement responsables entre eux.

L’année suivante, en 1899, le Gouverneur général a promulgué un arrêté au Tonkin qui sera ensuite étendu à l’Annam, à la Cochinchine et au Cambodge en 1902, pour fixer les conditions de travail entre patrons européens et ouvriers ou domestiques asiatiques. C’est un texte court, de quinze articles. Il prévoit tout de suite l’obligation d’établir un livret de travail pour suivre le salarié, connaître son identité, le village dont il est originaire, et par qui il est employé. Le livret de travail est établi par le commissaire de police du lieu ou, à défaut, par les administrateurs. Les préoccupations de police, de contrôle d’une population mouvante, ne sont pas étrangères à la mise en place de ce livret. En cas de différends entre l’engagé, c’est comme cela que l’on dénomme le salarié, et l’engagiste, dénomination de l’employeur, le litige est porté devant le juge de paix ou le résident. Les tribunaux du travail n’existent pas encore, les inspecteurs du travail non plus. Ces missions sont remplies parmi d’autres, par les administrateurs coloniaux. Des amendes ou des condamnations à des journées de prison peuvent être prononcées, lorsque le travailleur a abandonné son poste pendant la durée du contrat, ou n’a pas exécuté le travail pour lequel il a été engagé. Le texte doit être assez mal connu et peu appliqué, puisque dans les années qui suivent, en 1900 et même en 1912, on trouve dans les bulletins administratifs, des circulaires en rappelant les dispositions et la nécessité de les faire appliquer.

Au début du XXème siècle, alors qu’en France la loi sur les syndicats professionnels a été promulguée depuis seize ans, en 1884, en Indochine, la simple constitution de groupements professionnels reste prohibée. Le Procureur général ne manque pas de rappeler à qui veut l’entendre que les projets de groupements qu’ils émanent des employeurs ou des salariés tombent sous le coup de la loi pénale et sont passibles de poursuites devant le tribunal correctionnel.

Dès cette époque, les employeurs n’hésitent pas à organiser, avec l’aide de l’administration, des mouvements de main-d’œuvre pour pouvoir satisfaire les besoins des entreprises. Les archives qui ont été conservées relatent par exemple des recrutements de coolies par milliers, venus des différentes régions de la Chine, de travailleurs coréens, de professionnels confirmés du secteur du bâtiment et des travaux publics venus du territoire à bail de Kouang Tchéou Wan. Dans le même temps, le Général Galliéni, Résident général de France à Madagascar demande au Gouverneur Général de l’Indochine de lui envoyer un millier de coolies, pour remplacer d’ici la prochaine fête du Têt, ceux dont le contrat est arrivé à expiration, et qui achèveront la construction de la route qui relie Tamatave à Tananarive. Une grande maison de commerce de Nouméa, qui exploite également une mine, demande aussi un contingent de coolies annamites pour venir travailler dans cette île. Les autres puissances coloniales du moment font de même, les Britanniques organisent, eux aussi, en Chine des campagnes de recrutement de coolies pour aller travailler dans les mines d’or du Transvaal.

Quang Yên

A son arrivée, Paul Delamarre, nommé administrateur stagiaire, est affecté à Quang Yên, au Tonkin, à partir du 11 juin 1901. Il va y rester quelques mois, jusqu’en 1902.

Pour une première affectation, Quang Yên est bien situé, à proximité de Haïphong et de Hongay. C’est un chef lieu de province, son climat maritime est réputé agréable dans les guides de voyage de l’époque. On y trouve également un hôpital, une garnison et une poste. La ville est composée d’une citadelle élevée en 1802 par Minh-mang, sous Gialong. Elle devint déjà le siège des autorités de la province de Quang Yên. Les Français l’ont occupé depuis octobre 1883. A l’intérieur des ouvrages, des fleurs, des caoutchoutiers. Sur les murailles, des canons allongent encore leurs masses rouillées dans les créneaux mousseux. La région est trouée de cavernes qui en ont fait jusqu’en 1893, le refuge des bandes de pirates qui évoluaient du delta aux côtes de Chine. C’est un endroit qu’il appréciera puisqu’il demandera à y prendre des congés par la suite.

 Derrière le paysage pittoresque de la baie d’Along, se cache une autre réalité, celle de l’exploitation des nombreux gisements de charbon de la région. Plusieurs sociétés essayent déjà de tirer le meilleur parti des richesses du sous sol qui bénéficie du grand avantage de présenter une accessibilité aisée, en étant situé à proximité de la mer et d’un port qui facilite le transport et les échanges avec les lointains pays consommateurs. De nombreuses mines sont exploitées. Les entreprises ont recours non seulement à de la main-d’œuvre locale, mais aussi chinoise, venue des provinces du Sud de l’Empire du milieu. Une main-d’œuvre pénale est aussi utilisée, elle est peu productive et dans un état sanitaire déjà marqué par les séjours en détention. En 1897 un inspecteur des colonies s’est rendu sur place pour constater les conditions d’utilisation de cette main-d’œuvre. Dans son rapport, il estime que les prisonniers qui n’ont pas été condamnés à des peines de travail forcé mais qui sont employés dans la mine, vivent dans des conditions pires que celles du bagne de Poulo Condor ou de la Guyane. La durée du travail est de onze heures par jour, les jours de repos sont rares. On constate une mortalité élevée parmi le personnel. Les accidents sont nombreux. En février 1898, à Kébao, dix huit mineurs sont morts à la suite d’un coup de grisou. Le Procureur général et le Résident de France se rendent sur les lieux. L’enquête qu’ils mènent démontre que l’accident s’est produit un lundi, alors que les ventilateurs de la mine ont été éteints par souci d’économie une large partie du dimanche. Les conditions de vie à la mine sont mauvaises. Les travailleurs chinois qui se plaignent de retard dans le paiement de leur salaire, menacent de cesser le travail. Ils vivent dans des cases de bambous mal isolées, en plein courant d’air, ne disposant que d’une couverture et des seuls vêtements qu’ils portent sur eux et qu’ils sont obligés de conserver pour dormir. La faillite de la mine finit par être prononcée, alors que les mineurs n’ont pas été payés depuis plusieurs mois. Les quelques employés européens qui ont eu la prudence, de saisir au préalable certains biens de l’entreprise, seront payés en premier. Tout de suite c’est la curée, les employeurs du lieu se précipitent pour récupérer cette main-d’œuvre devenue disponible.

Paul Delamarre est estimé de ses supérieurs, sa notation effectuée quelques semaines après son arrivée, le 5 juillet 1901, indique que ses débuts ont été excellents, et font bien augurer de l’avenir. L’année suivante, le résident qui accomplit le même exercice, le décrit dans les termes suivants : « Monsieur Delamarre qui m’a été envoyé comme adjoint a paru un peu jeune pour des fonctions de cette catégorie, mais néanmoins a montré une grande bonne volonté et une intelligence indéniable des affaires. Sera évidemment un de nos administrateurs de l’avenir dès qu’il aura perdu quelques côtés un peu tranchants et acquis davantage l’expérience des hommes et des choses. D’ailleurs fonctionnaire des mieux élevés, correct, correcte de tenue et de discipline d’une parfaite conduite ; c’est un fonctionnaire à pousser ». Il est, de plus, proposé pour le grade d’administrateur de 5ème classe. Ce côté un peu tranchant de sa personnalité sera régulièrement relevé dans ses appréciations administratives tout au long de sa carrière, certains en feront un aspect positif de son comportement, alors que d’autres au contraire le percevront comme hautain et méprisant.

En 1902, Paul Delamarre est nommé à Bac Kan comme adjoint du Résident de France. Dans les faits, il assure seul une mission d’intérim en l’absence du résident, qui va durer un an. Il y est apprécié et on estime que pour un jeune administrateur, il s’acquitte de sa tâche avec zèle, activité, et une intelligence digne d’éloge. Il effectue de très nombreuses tournées qui le mettent en contact direct avec la population qu’il est chargé d’administrer. Ce séjour est assez fatiguant car le climat est moins clément que dans son poste précédent.

 

Nam Dinh,

Le 1er janvier 1904, Paul Delamarre est nommé, toujours au Tonkin, à Nam Dinh, dans la province de Bac Kan. Cette ville de 51 000 habitants est située sur le fleuve Rouge à 87 kilomètres d’Hanoï et est reliée à cette dernière par le chemin de fer. La ligne qui traverse la plaine deltaïque, cultivée en rizières, et qui suit la route mandarine reliant la ville d’Hanoï à celle de Hué, vient juste d’être inaugurée le 9 janvier 1903.

C’est une ville animée de 50 000 habitants qui a conservé à cette époque son caractère local, un quartier indigène, des marchés, des quais, quelques temples, un mirador et une porte par laquelle les Français sont entrés le 27 mars 1883. Toutefois cette ville est privée de deux équipements indispensables à l’hygiène et à la vie d’une population déjà dense : l’eau et l’éclairage. Depuis quelques années, les administrateurs qui se sont succédés dans cette province ont multiplié leurs démarches pour obtenir au moins l’eau. Mais la Direction des travaux publics qui intervient dans le projet, estime qu’il convient avant tout de construire un réseau d’égouts et répond : pas d’eau sans égouts. Or, à l’époque, le niveau ou plutôt la côte de la ville est un empêchement matériel à la construction de canalisations souterraines à un coût raisonnable. La population continue à consommer de l’eau croupie prise aux abords des sampans et des chaloupes. En l’absence d’électricité, quelques lampes à pétrole éclairent de point en points le centre ville. La construction d’une voie ferrée reliant Nam Dinh à Haïphong dont on espère qu’elle va encourager le développement économique de la province, est en projet.

Cette cité a une activité économique importante : une distillerie créée en 1898, elle emploie alors 80 salariés. L’alcool produit est commercialisé dans toute l’Indochine et consommé par la population indigène. La ville se caractérise également par une importante filature et usine textile. C’est là, dans cette usine, la plus grande et la plus prospère des usines d’Indochine que sont fabriquées ces cotonnades de couleur de cunao. C’est le nom de la graine qui produit une teinture rouille, couleur qui est portée par les hommes à cette époque. D’après Lucien Bodard qui la décrit dans son livre « Le fils du Consul », cette usine où sévit un esprit un peu scout, emploie dix ou vingt mille Tonkinoises. Il les décrit comme de « pauvres formes noires devant leurs machines. La direction moraliste n’emploie comme Français, que de petits couples donnant l’exemple de la vertu familiale ». Lucien Bodard a peut- être un peu agrandi ses souvenirs. Une enquête effectuée en mars 1907 sur les industries en Indochine par un attaché du service commercial du Gouvernement général de l’Indochine signale pour cet établissement, outre l’existence de machines britanniques, de 24 800 broches et de 790 ouvriers indigènes employés sous la direction d’un filateur, d’un surveillant et d’un mécanicien européen, d’un compradore et quelques spécialistes chinois chargés des achats et des ventes, ainsi que de la surveillance des ateliers. La majeure partie des ouvriers sont des femmes et des enfants. Les horaires de travail sont de 5 heures 30 du matin à 8 heures 30 le soir. C’est pour Paul Delamarre probablement, le premier contact avec la réalité ouvrière en Indochine, qui avec ses misères ne doit guère s’éloigner de celle des usines textiles d’Europe, que ce soit en France ou en Grande Bretagne : des horaires interminables, des machines dangereuses, des atmosphères de travail marquées par le bruit, la poussière des fibres, un éclairage des plus réduits.

Nam Dinh, pour les Indochinois, est aussi un centre intellectuel important : c’est dans cette ville que se déroulent les concours littéraires triennaux du Tonkin. Le camp des lettrés, édifié en 1845, rassemble les très nombreux candidats, qui se soumettent aux épreuves particulièrement difficiles : en 1903, il y eut 11 248 candidats pour l’obtention de 150 brevets de bacheliers et de 50 licenciés. Les examens pour le grade de docteur se déroulent eux aussi tous les trois ans à Hué. Les concours occupent une place importante dans le mode de sélection de l’élite indochinoise et l’accès au mandarinat. Ces pratiques sont issues des traditions chinoises et sont bien ancrées dans le pays. La disparition de l’usage des caractères chinois pour l’écriture de la langue vietnamienne, au profit du quoc-ngu en 1919, entraînera leur disparition.

Dans cette ville où se déroulent les concours de sélection des cadres vietnamiens, Paul Delamarre pense à son propre avenir. Le 24 mars, il passe l’examen pour l’admissibilité au grade d’administrateur de 4ème classe. On connaît les sujets des deux épreuves écrites car les copies ont été conservées :

– Qu’entend-on par spécialité des crises en matière budgétaire, à quoi s’appliquent-elles ?

– De la valeur et prise d’éléments qui les constituent. Rôle de la monnaie et du papier monnaie. Lois qui président à la formation de crise, causes de variations.

Paul Delamarre se tire assez bien de ces sujets financiers, il obtient 624 points sur 880 et est reçu. L’accès aux grades supérieurs de son corps lui est ouvert.

Son premier séjour de trois ans en Indochine touche à sa fin. Paul Delamarre semble très apprécié par son chef de province, M. Tourres qui le note en septembre 1904 : « M. Delamarre est un précieux collaborateur pour un chef de province. Très instruit, travailleur, très actif et plein de bonne volonté et de tact, il est également très au courant des affaires indigènes et des choses de l’administration ». Il peut maintenant songer à rentrer en France pour un congé administratif de six mois et revoir sa famille laissée en France. Des évènements fâcheux vont l’obliger à renoncer à ce projet.

Sontay, l’affaire de la statue

Cette affaire débute par une rumeur contre lui que Paul Delamarre, qui ne sait pas exactement ce que l’on lui reproche, ne parvient pas à accepter. Il finit par s’en ouvrir au Résident de Sontay qui ne lui apporte pas les éclaircissements attendus.

Pour en avoir le cœur net, estimant que ces bruits nuisent gravement à sa réputation et à sa carrière, il préfère s’adresser directement, en février 1905, au Résident supérieur, lui demandant que l’on porte à sa connaissance les faits qui lui sont reprochés afin de pouvoir s’expliquer et présenter éventuellement sa défense. Une enquête est confiée à M. Groleau, inspecteur des services civils. Celui-ci devra faire la lumière sur cette affaire. Certains usages anciens relatifs à l’acceptation de présents offerts par les autorités indigènes, n’auraient-ils pas complètement disparu ?

L’enquête menée par M. Groleau qui interroge lui-même les protagonistes et tous ceux qui ont laissé courir des bruits, sans vouloir confirmer leurs dires par écrits, va mettre tout d’abord en lumière les points précis reprochés à Paul Delamarre :

  1. L’acquisition ou l’acceptation par lui d’objets consacrés au culte.
  2. L’habitude de recevoir des cadeaux d’une femme indigène à son service.

L’examen de la réalité est légèrement différente. Lors d’une tournée administrative, Paul Delamarre visite une pagode à Lao-Sai, à l’intérieur de laquelle, il découvre la statue d’un Bouddha à huit bras. Elle lui rappelle aussi celle d’un Bouddha à douze bras, dit « mille pattes » qui trône dans l’une des salles de l’Ecole coloniale. Celle-ci, qui mêle les influences à la fois de la religion hindoue où les divinités ont parfois un nombre de bras qui démultiplie leur puissance et celles de la religion bouddhiste concentrée autour de la personne de Bouddha, lui paraît d’une grande originalité. Cette statue lui plait au point qu’il souhaite en acquérir une copie pour son propre intérieur. Il s’entend avec un mandarin du lieu qui lui propose de faire l’avance des frais de nourriture et de salaire d’un artisan recruté par Delamarre à Sontay pour en effectuer une copie aussi précise que possible. Le travail est réalisé. La copie de l’original intègre en bonne place la maison occupée par Delamarre à Sontay, où elle suscite une certaine convoitise. Delamarre tardera un peu à rembourser les frais avancés par le mandarin qui ne cherche pas semble-t-il à récupérer son dû. Lors du déroulement de l’enquête administrative, la somme a déjà été remboursée depuis plusieurs mois.

Paul Delamarre a également recruté à son service, une femme du lieu avec laquelle il cohabite. Sa Con Gaï se donne peut-être plus d’importance qu’elle n’en a dans la réalité. Les administrés de Paul Delamarre imaginent facilement voir plus rapidement leurs requêtes aboutir auprès de lui, s’ils s’en remettent au préalable à un intermédiaire en la personne de sa Con Gaï. Celle-ci, loin de démentir l’influence qu’on lui prête auprès du jeune administrateur, accepte de servir d’entremetteuse. Elle reçoit certains cadeaux qui lui sont apportés et en aurait même, semble-t-il, suscité quelques uns sous forme d’argent et d’objets d’art ancien. Deux personnes dont les tentatives de corruption sont restées sans effet, se plaignent alors au résident, en mettant en cause directement Delamarre. L’enquête révèle que celui-ci n’est pas au courant des agissements et pratiques de sa Con Gaï, qu’il n’a rien décelé d’anormal dans son comportement.

Le rôle du résident n’est pas non plus neutre dans cette affaire. L’inspecteur chargé de l’enquête, met en évidence qu’il a fait pression sur certains mandarins en contact avec son subordonné pour obtenir des témoignages écrits contre lui. Les déclarations obtenues n’apportent pas d’éléments précis.

Paul Delamarre va sortir meurtri et blessé de cette affaire, découvrant la convoitise et l’envie dont il a pu être l’objet, le peu de cas fait de son goût pour l’art et la culture indochinoise. Il deviendra facilement suspicieux vis-à-vis de ceux qui vivent autour de lui, refusera de manière systématique tous ceux qui chercheront à s’interposer dans le cadre de son travail entre lui-même et les mandarins et représentants de la société annamite qu’il est chargé d’administrer. Il écartera tous les interprètes. Il recevra ensuite plus facilement les doléances portées directement par les requérants, ce qui améliorera au fil des années sa connaissance de la langue annamite et de son écriture.

Le dénouement de cette affaire se révélera par la suite, bénéfique pour Paul Delamarre. Sa carrière va prendre une nouvelle orientation. Monsieur Groleau, inspecteur des services civils, auquel on avait confié l’enquête de l’affaire de la statue à Sontay, le prend comme collaborateur direct. Paul Delamarre va le suivre pendant plusieurs années dans ses postes successifs et bénéficier de son attention bienveillante.

Retour à Nam Dinh, la bibliothèque.

La situation apaisée, Delamarre, se voit confier, pour quelques mois, l’intérim du poste chef de la province de Bac Kan. Il est ensuite nommé comme adjoint au Résident de Nam Dinh, M. Groleau, qui ne tarit pas d’éloge à son sujet dans sa notation en août 1905 : « L’esprit vif, le caractère sérieux, le jugement droit, M. Delamarre a ces qualités intellectuelles servies par une instruction générale très soignée, par une grande facilité d’assimilation et après un zèle qui ne se lasse pas. Je me réjouis de l’avoir pour adjoint, trouvant en lui un collaborateur sérieux ».

Il prend également une initiative très appréciée : la création d’une bibliothèque populaire franco-annamite. Celle-ci est destinée à vulgariser les connaissances scientifiques modernes de l’époque, auprès des lecteurs ayant des connaissances de français. Le projet lui vaudra quelques mois plus tard, une proposition dans l’ordre des Palmes académiques.

En septembre 1905, Paul Delamarre suit M. Groleau, qui vient d’être nommé Résident supérieur au Tonkin, et devient son chef de cabinet. En 1907, il reçoit la distinction de chevalier du Dragon d’Annam.

En avril de la même année, il profite du retour en France de M. Groleau, qui l’a chaleureusement recommandé avant son départ, pour demander à bénéficier enfin de son premier congé administratif en Métropole.

Son premier séjour en Indochine, plein d’enseignement s’achève en avril 1907.

 

 

Chapitre 4

Période studieuse 1907 – 1911

Premier retour en Métropole, à Paris. Loge chez son père et dispense des cours de langue annamite et de caractères chinois à l’Ecole coloniale

De retour à Paris, en mai 1907, Paul Delamarre s’installe provisoirement chez son père. Il reprend contact avec ses professeurs de l’Ecole coloniale où il a passé ses années d’apprentissage. Monsieur Bonnet, professeur de langue annamite et de caractères chinois, vient de mourir soudainement. La direction de l’Ecole lui propose alors de le remplacer momentanément dans l’attente de lui trouver un successeur. Paul Delamarre accepte. Son séjour en France est prolongé jusqu’en juillet 1908 pour lui permettre de poursuivre son enseignement jusqu’à la fin de l’année scolaire. Les cours dispensés se révèlent de qualité, puisque ses élèves réussissent avec succès leurs examens de fin d’année, et lui valent de solides félicitations du Directeur de l’Ecole dans son dossier administratif.

Cette année d’enseignement est bénéfique. Elle permet à Paul Delamarre de transmettre à de jeunes élèves, l’usage qu’il a acquis d’une langue que l’on n’a guère le loisir de pratiquer couramment à Paris avant la première guerre mondiale. Elle l’oblige également à approfondir ses connaissances qui se révèleront importantes pour la suite de sa carrière.

 

Le retour, nomination en Annam

Son congé en France terminé, Paul Delamarre repart pour l’Indochine. Il s’embarque à Marseille le 5 juillet 1908 et arrive le 28 juillet, soit 23 jours plus tard à Hanoï. A son arrivée, il est nommé en Annam où il va rester plusieurs années, ayant la chance de continuer à travailler aux côtés de M. Groleau qui vient d’y être nommé Résident supérieur.

Après un premier séjour au Tonkin, c’est pour lui un grand changement. Très vite, il obtient, un poste de délégué du Ministre de l’Intérieur, de l’Instruction publique et de la Guerre, puis en 1910, celui de Chef de cabinet du Résident supérieur. Ce sont deux postes proches de l’exercice du pouvoir. Les dossiers souvent sensibles qu’il traite, sont d’une grande variété. Ils lui permettent de prendre du recul par rapport à ses derniers postes de terrain, de leurs petites histoires et des rumeurs que ne manquent pas de colporter les fonctionnaires lorsqu’ils sont contraints de vivre dans des cercles restreints et isolés.

Le cadre dans lequel il travaille sort de l’ordinaire, loin de la froideur administrative des bâtiments érigés lors de l’arrivée des Français à Hanoï. Capitale de l’Annam, située à douze kilomètres de la mer, sur la « Rivière des parfums », Hué est aussi le siège de la résidence supérieure de France. C’est à l’époque, une agglomération de près de 60 000 habitants. C’est d’abord une ville fortifiée à la Vauban, tracée au début du dix neuvième siècle sous Gialong. La cité comprend, comme les grandes capitales chinoises, trois grands quartiers séparés par des murs :

– la ville rouge, cité interdite, réservée à la famille royale,

– la ville royale, réservée aux audiences et aux cérémonies officielles,

– la ville capitale, celles des administrations officielles et des autorités annamites.

A l’intérieur de ces très nombreux bâtiments, des tapisseries des Gobelins et vases de Sèvres côtoient les plus beaux objets d’art d’Extrême-Orient : porcelaines chinoises de différentes périodes, meubles de bois précieux incrustés de nacre et d’ivoire. Les objets sculptés de jade, d’or et d’argent voisinent avec les pièces d’orfèvrerie les plus somptueuses au milieu de pièces de soie tissées avec finesse. Paul Delamarre aura l’occasion de découvrir les lieux dans le détail, à l’occasion des audiences et cérémonies officielles, de célébrations de rites où l’empereur joue un rôle central, que ce soit lors de la fête annuelle du Nouvel An, le Têt, ou à l’occasion du culte célébré tous les trois ans, dans le Temple du Ciel situé non loin de là.

Ce décor devait être proche de celui du film « Le dernier empereur », d’autant que l’empereur d’Annam, Duy Tan, n’est âgé que de huit ans en 1907, lors de la destitution de son père Thanh – Taï. Ce jeune empereur d’Annam aura lui aussi un destin funeste. Destitué en 1916, par les autorités françaises pour avoir pris la tête d’une rébellion, il sera exilé à l’île de la Réunion. Passionné de radio, il sera l’un des premiers à entendre l’appel du 18 juin 1940, et à rallier la France libre dans l’Océan indien. Promu commandant par le Général de Gaulle, il trouvera la mort dans un accident d’avion le 26 décembre 1945.

Lorsqu’il prend le poste de chef de cabinet du Résident supérieur, Paul Delamarre occupe un beau bureau au sein de la Résidence, sur la rive droite de la Rivière des Parfums, au milieu du quartier européen, non loin de la gare et proche de nombreuses pagodes et sépultures royales.

Au milieu des ors des palais de la République et de la cité impériale de Hué, les questions de travail ne sont pas très loin. Dans son palais d’Hanoï, le Gouverneur Général a mis en vigueur toute une série de textes concernant le recrutement de la main-d’œuvre qui travaille en Indochine. Il se trouve, et les colons ne manquent pas de s’en plaindre, que la main-d’œuvre n’est pas disponible en quantité suffisante là où on en a besoin, c’est à dire dans les exploitations et mines du Nord, au Tonkin, et dans le sud, en Cochinchine et au Cambodge, où des plantations commencent à voir le jour. Très vite, on a l’idée de chercher de la main-d’œuvre là où elle est disponible, au Tonkin et en Annam. On n’hésite pas à la transporter là où on en a besoin, que ce soit en Indochine, au Tonkin, en Cochinchine et au Cambodge et dans les autres possessions françaises du Pacifique : Nouvelle-Calédonie et Nouvelles-Hébrides, dont l’exploitation des mines de nickel et la mise en valeur des terres a commencé à la fin du dix-neuvième siècle, n’en sont qu’à leurs débuts. Des décrets et arrêtés ont été pris entre 1910 et 1911 pour contrôler ces déplacements, et essayer de maîtriser une population qui n’a pas toujours répondu spontanément à l’appel, lorsqu’on lui a demandé en contrepartie d’un salaire, de quitter sa terre, sa famille et le lieu de l’autel de ses ancêtres, pour partir travailler sur des terres éloignées qui ne lui appartiennent pas.

Ces textes réglementent la main-d’œuvre étrangère, c’est-à-dire originaire d’autres pays de l’Indochine, ou d’un pays extérieur à l’Indochine. Ils s’appliquent aux exploitations agricoles ou minières de l’Indochine. On n’a pas jugé bon de prévoir des dispositions pour les exploitations industrielles car celles-ci sont alors peu nombreuses et ne formulent pas de besoin de cette nature. La particularité de ces textes est qu’ils ont une portée très large, ils sont destinés à s’appliquer à l’ensemble des Etats qui composent l’Indochine. Ils sont assez complets, comportant une cinquantaine d’articles chacun, à chaque fois. Ils abordent les différentes phases du contrat de travail qui est conclu à temps, c’est-à-dire pour une durée déterminée. Celui qui le signe est appelé engagé. Sont précisées :

– les conditions d’introduction de la main-d’œuvre étrangère, dans les exploitations agricoles ou minières,

– les conditions et clauses du contrat, jusqu’à ses extrémités, que ce soit l’échéance du terme du contrat, la maladie ou la mort de l’engagé. Lorsque les travailleurs décident de partir en famille, l’Administration est chargée de veiller à ne pas les séparer sans leur consentement. Les conditions de travail sont dures, la durée du travail est fixée à dix heures par jour, les heures supplémentaires effectuées au delà sont majorées à 50 %. L’employeur peut, en outre, astreindre les travailleurs à une corvée non rémunérée de deux heures par semaine au plus, pour des travaux liés au nettoyage des logements, des dépendances et cour y attenant.

– les modalités dans lesquelles le contrat peut être prolongé et les conditions de règlement des éventuels litiges.

Dans ce dispositif, en l’absence de système de protection sociale, c’est l’employeur qui assume la prise en charge des risques de l’existence de l’engagé. Soins médicaux et médicaments doivent être fournis gratuitement par l’employeur aux engagés. Le texte prévoit que les soins doivent être dispensés par un médecin européen ou un médecin indigène diplômé de l’Ecole de Médecine d’Hanoï. L’employeur assume même les frais d’inhumation si un décès survient pendant la durée du contrat. Les préoccupations de police et fiscales sont toujours présentes dans ces mouvements de population : une carte d’identification des engagés, renouvelable chaque année est mise en place, assortie du paiement d’une redevance à la charge de l’employeur. Les relations de travail sont « pénalement connotées ». Des infractions pénales que nous ne connaissons plus aujourd’hui sont susceptibles d’être relevées à l’encontre du salarié, telle que celle de détournement et dissipation des avances versées par l’employeur. Cette infraction introduite dans l’article 408 du code pénal, par décret du 20 janvier 1910 est instituée pour dissuader le salarié de quitter prématurément son employeur alors qu’il a bénéficié du versement d’une avance sur salaire au moment de son engagement. Toutefois, il est reconnu à l’engagé le droit de s’absenter de son lieu de travail sans autorisation, dans le cas où l’employeur lui fait subir de mauvais traitements ou lorsqu’il n’exécute pas une clause du contrat.

Le contrôle de l’ensemble des dispositions est confié à des représentants de l’Administration auxquels on remet des prérogatives proches de celles des inspecteurs du travail qui n’existent pas encore là-bas : droit de communication et de contrôle des documents que l’employeur doit tenir lorsqu’il recrute du personnel, droit de visite des lieux de travail et de vie des engagés dans le cadre de leur contrat.

Comme l’Annam constitue un réservoir de main-d’œuvre, et une zone de départ des engagés, les services du Résident général où travaille Delamarre, sont sollicités pour veiller à la régularité des opérations de recrutement et de retour, une fois les contrats achevés.

 

Passe ses certificats de langue annamite et de caractère chinois

En contact avec de grands lettrés proches du pouvoir impérial, et ayant la possibilité d’accéder à la lecture de textes anciens conservés dans les précieuses bibliothèques de Hué, Paul Delamarre prépare trois certificats entre 1909 et 1911. Les deux premiers concernent le premier et le second degré de langue annamite, qu’il a enseigné à Paris et pratique maintenant quotidiennement depuis dix ans, dans le cadre de ses relations avec la population et de la vie de tous les jours. Le troisième certificat concerne les caractères chinois. La pratique des 60 000 idéogrammes ne concerne pas que la lecture du chinois mais aussi celle de la langue annamite pratiquée en Annam, au Tonkin et en Cochinchine. Bien qu’ancienne, inventée au dix-huitième siècle par un missionnaire jésuite Alexandre de Rhodes, la pratique de la transcription en caractères latins de la langue vietnamienne n’est pas encore officielle. Elle ne le deviendra qu’en 1919. Dans la pratique, elle ne sera adoptée par la population qu’à partir des années 1930. Jusqu’à cette période, la connaissance et la pratique des caractères chinois est incontournable pour le traitement administratif des dossiers en Indochine, lorsque celui-ci nécessite l’intervention des mandarins ou des personnalités locales. La pratique des caractères chinois, malgré son long et difficile apprentissage, présente un grand avantage : elle permet à ceux qui les connaissent de se comprendre entre eux, indépendamment de la langue pratiquée oralement. Cette particularité s’appelle « la conversation des pinceaux ».

L’obtention de ces trois certificats conditionne dans la carrière d’administrateur colonial, l’accès aux grades supérieurs du corps. Ces diplômes permettent aussi à Paul Delamarre de percevoir tout au long de sa carrière une prime annuelle supplémentaire à son traitement, de 200 piastres pour 1909.

Paul Delamarre saura rappeler et mettre en valeur, tout au long de sa carrière, sa connaissance de la langue annamite et des caractères chinois lorsqu’il s’adresse au Gouverneur général pour demander une inscription au tableau de la classe supérieure de son grade, ce qu’il fera dans un courrier du 5 mai 1914 : « Il n’est d’ailleurs contesté par personne que je fasse partie du nombre très restreint d’administrateurs qui soient capables de conduire une enquête indigène sans interprète ».

Ce séjour de quatre années en Annam sera pour Paul Delamarre, une des périodes les plus heureuses de sa vie, où il est reconnu pour le travail qu’il accomplit et apprécié pour cela du Résident supérieur et du Gouverneur général. Au moment de prendre sa retraite, il se rappellera de cette période passée en Annam, avec un souvenir ému : dans une lettre adressée au Gouverneur Général, le 30 juin 1934, soit huit jours avant de quitter définitivement l’Indochine, il parlera de « ce pays auquel j’ai consacré de tout cœur les plus belles années de ma vie ».

 

Chapitre 5

Retour au Tonkin 1911 – 1918

Bac Kan

A son retour de France, en octobre 1911, Paul Delamarre est affecté au Tonkin, à Bac Kan, comme Résident de France, poste dont il avait assuré l’intérim en 1902.

C’est une ville qu’il connaît bien, elle est située à 135 mètres d’altitude, bordée par une petite plaine de rizières. La population est assez mélangée, composée d’Européens, de Chinois – Cantonnais, d’Annamites et de populations des montagnes Tai et Yao. Cette diversité ethnique rend cette petite ville assez colorée : des modes vestimentaires variés se côtoient. L’exploitation de mines de zinc non loin de là, a entraîné la construction d’une voie ferrée construite par la société minière, mais qui se limite à relier la mine à un débarcadère.

Les lieux sont très humides, les bambous des forêts font l’objet d’un commerce important. L’humidité, les pluies, font de Bac Kan un climat malsain. Paul Delamarre tombe gravement malade, il souffre de ce que l’on appelle un « accès de fièvres pernicieux ».

Au bout d’un an où il a donné entière satisfaction comme chef de province, Paul Delamarre arrive à se faire nommer dans des lieux plus cléments, à Sontay, toujours comme Résident de France, le 24 octobre 1912.

Sontay

Cette nomination à Sontay est bienvenue. Cette ville ne lui est pas inconnue, il y avait occupé un poste d’adjoint au résident quelques années auparavant en 1904 et 1905, lorsque l’affaire de la statue avait éclaté. Cet incident n’est plus qu’un mauvais souvenir dont l’issue s’est révélée pour lui bénéfique. Il occupe maintenant le poste du résident qui lui avait causé tant de tracas. Cette nouvelle affectation présente le grand avantage d’être située dans un lieu au climat plus agréable, un sanatorium y est d’ailleurs installé. Sontay est moins isolé et surtout se trouve à 34 kilomètres d’Hanoï où il peut se rendre aisément.

Mariage

Le 23 novembre 1912, Paul Delamarre épouse à Hanoï, Mademoiselle Marie, Alexandrine, Anaïs Pennequin. Il a 34 ans et elle 21 ans.

Le nom de Pennequin est loin d’être inconnu en Indochine. Le père, Théophile Pennequin est général de division et commandant supérieur des troupes de l’Indochine. Sa longue carrière l’a conduite en Guyane, Martinique, Madagascar, où il a eu à prendre la suite de Galliéni, et en Extrême-Orient où il a participé à de très nombreuses campagnes et actions de pacification. C’est déjà un personnage historique, les livres qui relatent cette période l’appellent le grand Pennequin. Lyautey le surnomme le « Galliéni bis ». De 1889 à 1890, il a participé à l’expédition Pavie comme adjoint au chef de la mission. Celle-ci contribuera à l’étude des pays non encore visités dans le Nord et le Sud de l’Indochine. Jusqu’en 1893, son nom dans toute l’Indochine est lié à la lutte qu’il mène contre les Pavillons noirs. Ce sont des bandes de pirates établis en Chine près du Fleuve Rouge, avec leur famille, où ils mettaient leur butin en sûreté dans les villages, après des opérations de pillages effectuées au Tonkin. Il rentre alors en France, une fois l’action de pacification terminée, mais il est rappelé en 1896 pour rétablir à nouveau la sécurité dans la région du Fleuve Rouge et fixer les bornes de la frontière avec le Yunnan chinois au nord. Afin de régler définitivement la question de la piraterie, il a l’idée de recruter un millier de travailleurs chinois, anciens pirates, pour travailler à la construction d’une route à Laokaï. De son côté, le gouvernement chinois recrute les pirates restant comme soldats, tout en nommant mandarins militaires les trois principaux chefs pirates qui prennent l’engagement de renoncer à leur activité. Il s’agit d’un exemple de reconversion de main-d’œuvre réussie, avec l’engagement et la participation des principaux protagonistes…

Sa personnalité et les idées qu’il défend aux côtés d’autres officiers, tels que Gallieni ou Lyautey pour les plus connus, ou d’un Albert Sarraut, parmi les civils, tranchent dans le monde militaire et colonial de l’époque. Tout d’abord, il respecte les bandes armées des Pavillons noirs qu’il a vaincu. Il parlera de Hoang Hoa Tham qui lui résiste jusqu’en 1896 comme d’ « un héros méritant toute notre admiration, comme il a celle de tous les Annamites ». Il est aussi le précurseur d’une méthode que Gallieni rendra célèbre, celle de « la tâche d’huile », pour économiser au maximum les moyens militaires mis à sa disposition, en tirant le parti maximum des rivalités locales. Il suggère également une large autonomie des ethnies locales, à l’administration coloniale de maintenir un équilibre entre les divers intérêts en présence. Dans un cadre plus large, Pennequin préconise la mise en place d’une « armée jaune », dotée d’une hiérarchie complète. Il reprend une idée déjà émise par le Général Mangin lors des troubles du Maroc. Il avait publié peu après une étude où il préconisait l’idée de la mise en place de la « Force noire ». Le projet d’armée jaune, on l’imagine, n’emporte pas l’assentiment d’une large part de l’opinion publique. Le journal « L’avenir du Tonkin », dans son numéro du 21 octobre 1912, s’en émeut d’une manière assez rude : « Quant à l’armée, suivant les rêves du Général Pennequin, elle sera entièrement indigène et commandée par des officiers indigènes. Alors que restera-t-il de français dans le protectorat ? Peut être quelques soldats européens, pour servir d’ordonnance à messieurs les officiers indigènes ». Ces idées, qui suscitent des réactions, vont alimenter un vaste mouvement de pensée dans l’élite militaire française, elles seront exposées par Lyautey dans la « Revue des deux mondes », en février 1900 : « Du rôle colonial de l’armée ». Sur la présence de la France en Indochine, le Général Pennequin va plus loin : il défend l’idée d’une colonisation « libérale » sur un modèle d’association – protectorat, soutenu sur ce point par le Quai d’Orsay. Il envisage à terme une décolonisation graduelle de l’Indochine, qu’il exprime dans un article publié un peu plus tard, en décembre 1913 dans la « Revue de Paris » au titre prémonitoire « Pour garder l’Indochine ». Ses idées, on l’imagine, ne seront pas suivies, son projet d’ « armée jaune » sera soigneusement rangé dans un tiroir. A la fin de sa carrière, il se permet de porter des propos très critiques sur l’action de la France en Indochine, auprès des différentes populations : « Nous avons fait de l’indigène indochinois une éponge à main-d’œuvre et à impôts, l’ignorant quant au reste » disait-il déjà en 1913.

Compte tenu de la longue expérience de Pennequin, des écrits aux idées assez peu conventionnelles qu’il a pu laisser et des goûts de Delamarre portant sur le monde indochinois, les conversations entre les deux hommes ont été probablement assez animées.

Le mariage a dû être préparé de longue date. Lorsqu’on vit en Indochine au début du XXème siècle et que l’on est né en Métropole, les actes d’Etat-civil doivent être demandés plusieurs mois à l’avance pour être sûr de pouvoir les présenter le jour J. Les demandes de documents et les actes à produire sont expédiés par bateau. La mairie de Saint Denis délivre une copie de l’acte de naissance pour Paul Delamarre le 19 août 1912, soit près de trois mois avant la date de la cérémonie. Pour la mariée, la situation se complique. Sa mère est restée à Paris, un notaire a dû recueillir son consentement par un acte du 25 août 1912. La copie de son acte de naissance a été délivrée le 3 septembre par la mairie de Toulon, ville dont la famille est originaire et apparentée à des familles de notables négociants. L’un d’entre eux est d’ailleurs maire de Toulon entre 1910 et 1913. La mention du mariage ne sera retranscrite sur les actes de naissance des mariés qu’en 1920 et 1921.

Compte tenu de la personnalité et des fonctions exercées par le beau-père, le mariage alimente la chronique mondaine, dans toute l’Indochine, non seulement à Hanoï, mais aussi à Saïgon. Dans le journal    » l’Opinion « , quotidien qui paraît dans cette ville, un article est consacré à l’annonce de cette cérémonie dans le numéro du mercredi 20 novembre. On y apprend que le père du marié, toujours en vie, est maintenant receveur des Postes et Télégraphes à la retraite.

La bénédiction nuptiale est donnée en la cathédrale d’Hanoï, les témoins sont tous des fonctionnaires civils ou des militaires de l’Indochine :

– un résident supérieur au Tonkin par intérim et un médecin major de 1ère classe pour le marié,

– un général et un médecin inspecteur général pour la mariée.

Compte tenu des milieux dont sont issus les mariés, où le port de l’uniforme est généralisé, rares devaient être dans l’assistance, les hommes européens à être habillés en civil. Les périodes de guerre et de pacification auxquelles ont participé les militaires de l’assistance ont laissé, pour ceux qui ont survécu, des décorations aux couleurs variées et chatoyantes sur les vestes d’uniforme.

Pour le Général Pennequin, cette fête est une des dernières de son ultime séjour en Indochine : en effet, il quitte son commandement en mars 1913. Il mourra le 24 juin 1916 à Toulon, sans jamais avoir revu sa fille. Le dossier administratif de Paul Delamarre montre que jusqu’à la mort de son beau- père, celui-ci reste en relation épistolaire avec sa fille. Il se préoccupe avec bienveillance de la carrière administrative de son gendre. En mars 1916, il n’hésite pas à écrire au Gouverneur général de l’Indochine, pour rappeler à son attention, la nécessité de faire inscrire son gendre au tableau d’avancement pour la classe supérieure de son grade…

De ce mariage naîtront deux enfants : Denise en août 1914 et Jean en janvier 1917.

Les inondations

Après le mariage, le couple s’installe à Sontay, Paul Delamarre est occupé, outre ses fonctions habituelles, à améliorer l’état des routes qui ne sont plus praticables. Situé dans une région de delta, Sontay est protégé des eaux par un système de digues. En juillet 1913, des crues exceptionnelles surviennent et provoquent une brèche dans le réseau de 120 kilomètres de digues qui n’avaient pu être suffisamment renforcées. Dans un courrier adressé au Gouverneur général, Paul Delamarre explique : « J’ai dû faire face à une situation des plus pénibles. Avec les seuls moyens de la province, en travaillant jour et nuit, j’ai pu arrêter, le 29 septembre, l’inondation qui s’étendait sur le delta, par la construction d’un barrage d’un kilomètre de long ». Tous les moyens civils et militaires sont mobilisés dans la province.

Le 19 août 1913, il reçoit un télégramme d’Hanoï le félicitant pour tous les efforts déployés, mais l’invitant toutefois à ne pas relâcher ses efforts, compte tenu de l’aggravation possible de la situation : « Au nom gouverneur général et en mon nom personnel, vous prie remercier tous fonctionnaires européens et indigènes province Sontay et particulièrement personnel résidence des efforts déployés depuis commencement crues pour lutter contre inondations. Vous prie remercier également commandant d’armes pour concours dévoué qu’il vous a prêté dans ces circonstances difficiles. Pouvez assurer population qu’elle peut compter toute la sollicitude des pouvoirs publics qui prendront toutes mesures nécessaires pour lui venir en aide. Je fais louer chaloupe pour envoyer Sontay avec riz qu’avez demandé d’après renseignements parvenus. Haute région nouvelle crue est probable. Suis convaincu que puis compter entièrement sur votre dévouement et celui de votre personnel pour prendre toutes mesures comporteront les circonstances ».

Le 26 septembre 1913, la fermeture de la brèche est enfin imminente, le Résident supérieur le félicite, tout en lui demandant de rester vigilant et de ne pas mettre en cause les équilibres économiques futurs de la région : « Apprends avec plaisir nouvelle de fermeture brèche plus prochaine que nous espérions. Nous adresse félicitations pour activité qu’avez déployé transmettre à mandarins et à population part de ces félicitations qui revient à chacun vous recommande maintenant faire surveiller attentivement état ce barrage provisoire qui ne peut avoir évidemment même résistance que digues proprement dites et qui subira cependant mois d’octobre dégradations fatales provenant crues plus ou moins importantes habituelles nécessité s’impose désormais porter effort sur remise en état route de Day à Sontay mais appel travailleurs est à faire de façon à ne pas entraver reprise culture là où elle est possible ».

La leçon est entendue, le 29 septembre, après un travail jour et nuit, l’inondation est arrêtée par la construction d’un barrage d’un kilomètre de long. Ensuite en 1914, le travail de consolidation n’est pas encore terminé, Delamarre fait refaire à neuf le tiers du réseau des digues et dirige lui-même l’exécution de ce travail qui mobilise 50 000 coolies du 5 janvier au 1er mai. La connaissance de la langue lui est particulièrement précieuse dans ses contacts avec les coolies.

Sa hiérarchie lui en est reconnaissante, le Résident supérieur le propose le 8 mai 1914 pour une nomination dans un ordre colonial : « Précédemment résident de France à Bac-Kan, M. Delamarre dirige depuis plus d’une année, l’importante province de Sontay. Ce fonctionnaire s’est au cours de cette période particulièrement signalé pendant les inondations des mois d’août et septembre 1913. Grâce à des mesures judicieuses, la population très éprouvée a pu, en travaillant sur les chantiers d’exhaussement des digues attendre la nouvelle récolte. La constante intervention de M. Delamarre dans cette organisation groupant près de 30 000 travailleurs, a seule permis à cette organisation de fonctionner sans difficulté. Je serais heureux que le dévouement de M. Delamarre soit récompensé par la Croix de Chevalier de l’ordre du Cambodge ». On ne connaît pas la suite de cette requête, mais il sera promu officier dans cet ordre le 3 mars 1933.

Après cette période difficile, Paul Delamarre obtient l’autorisation de prendre 29 jours de congés qu’il prend en juin 1914, à Dôson, non loin de là. C’est une plage très fréquentée, située à 21 kilomètres d’Haïphong dans le golfe du Tonkin. Les documents de l’époque nous décrivent ce lieu comme la station balnéaire la plus fréquentée du Tonkin. Situé sur une presqu’île où s’élève toute une série de villas, on y accède par une route protégée par un remblai, qui longe la mer. Pour ceux qui sont en villégiature, on y propose des promenades en chaise à porteur et, fait rare en Extrême Orient, les coolies sont des femmes. Des salines sont exploitées à proximité. Ces vacances sont les bienvenues, d’autant que le couple attend un enfant, Denise, qui naîtra six semaines plus tard.

La grande guerre approche. Les événements qui se déroulent en Europe sont à la fois proches et lointains. A partir de la fin de 1915, la guerre va déclencher le premier mouvement d’émigration massif entre l’Indochine et la France. Clémenceau a repris certaines des idées émises par les généraux Mangin et Pennequin quelques années auparavant. Avant la première guerre mondiale il existe déjà un mouvement régulier d’émigration vietnamienne mais qui ne concerne qu’une centaine de personnes par an : il s’agit de boursiers du Gouvernement général, d’étudiants, de mandarins en mission, de personnes envoyées à l’occasion d’expositions coloniales, de cuisiniers et de marins employés à bord des navires. La guerre va entraîner le départ jusqu’en 1919 de 90 000 hommes pour servir comme soldats ou comme ouvriers. Ils sont recrutés essentiellement parmi les paysans les plus pauvres du delta tonkinois et du Nord Annam touchés par les grandes inondations des années précédentes. La perspective du versement d’un revenu mensuel régulier remis tous les mois à leur famille, doit dans leur esprit améliorer des conditions de vie précaire. Dans la vie quotidienne, ce sont les départs de troupes annamites pour la France. A Marseille et à Toulon, elles se joignent à l’arrivée remarquée des troupes provenant de tous les coins de l’Empire. L’ensemble de l’Empire français enverra en métropole        900 000 hommes pour participer à l’effort de guerre.

Dans le même temps, l’Indochine ravitaille la France en guerre, en caoutchouc et en charbon. Des gisements miniers ont été découverts quelques années auparavant au Tonkin, avec de l’or, du zinc, de l’étain et du wolfram. Cette exploitation est le fait de la Société des Charbonnages de Hongay. Tout un prolétariat industriel a commencé à se développer vers 1910 – 1912. Pour Paul Delamarre qui a été classé dans le service auxiliaire en 1901, la vie reste en Indochine. La commission spéciale de réforme de Hanoï l’a classé le 15 mars 1915 dans le service armé, mais en le déclarant non disponible, en tant qu’administrateur des services civils.

A ses tâches classiques d’administrateur, s’ajoute celle du recrutement des ouvriers auxiliaires destinés à la Métropole. Ces ouvriers indochinois partent en France pour suppléer les ouvriers français envoyés au front. Les premiers ouvriers vont embarquer à Haïphong le 28 mars 1915. Ils sont 44 ouvriers spécialisés dans le travail du bois et du fer. A leur arrivée, ils sont dirigés vers le centre d’aviation de Pau où ils vont être employés au laquage des ailes d’avion. Le mouvement des acheminements va prendre de l’ampleur à partir de la fin de 1915. Pour recruter en Indochine, on utilise tous les moyens de communications imaginables à l’époque. Le message est tourné autour des contingents qui se trouvent déjà en France : des affiches illustrées comportant des photographies sont apposées dans les villages. Un cinéma ambulant, ce qui est une nouveauté en Indochine, effectue une tournée, des cartes postales illustrées sont envoyées, on publie des lettres de ceux qui sont déjà partis, des conférences sont organisées. Les mandarins et l’administration annamite sont largement sollicités, on leur confie les tâches de sélection. Le mouvement est interrompu quelques temps, en mars 1916, par une épidémie de choléra qui sévit en Indochine, immobilisant à Saïgon et Haïphong une partie considérable du contingent prêt à embarquer.

Dans ce travail de recrutement, Delamarre obtient de très bons résultats qui sont salués par son supérieur à l’occasion de sa notation administrative du 1er septembre 1916 : « Administrateur intelligent et instruit, connaissant très bien les affaires indigènes et tenant en main sa province. A été un des meilleurs artisans du succès obtenu dans le recrutement des ouvriers auxiliaires destinés à la Métropole… ».

Dans le monde des administrateurs, la guerre c’est aussi la mort de ceux qui se sont engagés sur le front : Le plus connu d’entre eux est Justus van Vollenhoven, né en 1877 aux Pays-Bas, dans la banlieue de Rotterdam. Elevé à Alger, il devient français par naturalisation en 1899. Sorti major de l’Ecole coloniale, la même année, deux promotions après celle de Paul Delamarre, il a été secrétaire général de l’Indochine du Gouverneur général, Albert Sarraut, et a assuré son intérim. Nommé ensuite Gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française, en mars 1915, il s’engage à titre d’engagé volontaire, comme simple sergent. Il sera tué sur le front de Champagne le 18 juillet 1918. Après la guerre, de nombreux lieux rappelleront sa mémoire dans tout l’Empire français : à Dakar, un lycée a longtemps porté son nom, une salle lui est dédiée au rez de chaussée de l’Ecole coloniale. 60 anciens élèves et élèves de l’Ecole coloniale mourront au cours de cette guerre, leur souvenir est rappelé sur une plaque apposée dans l’école.

Sur le plan personnel, l’année 1917 est une année heureuse. Un second enfant, Jean est né le 23 janvier. Par décret du 29 décembre 1917, Paul Delamarre est enfin nommé administrateur de 2ème classe, grade auquel il est proposé depuis 4 ans.

 

Chapitre 6

Congés en Métropole 1918 – 1919

 

Le voyage

Paul Delamarre n’est pas rentré en France depuis 1911, date de son dernier congé administratif à Paris. La famille au complet décide de rentrer en France accompagnée d’un domestique indigène.

Le voyage est particulièrement long. On s’embarque à Haïphong le 2 avril 1918, le bateau n’arrivera à Toulon que 48 jours plus tard, le 20 mai. La longueur inhabituelle de ce trajet est liée aux circonstances de la guerre qui se déroule en Europe et qui ralentit tous les déplacements par mer. Les navires voyagent en convoi, avec des attentes dans les ports.

La famille s’installe à Toulon pour la durée de son séjour, ville dont est originaire la famille de Madame Delamarre. C’est pour elle, le premier retour en France depuis qu’elle était partie en Indochine, accompagnant son père qui prenait un commandement. Elle revient mariée avec deux enfants, malheureusement, son père est déjà mort, dans cette même ville, à l’Hôpital de Saint Mandrier, depuis presque deux ans. Pour les enfants, Denise âgée de 3 ans et demi, et Jean un an, c’est la découverte de la France. Le congé administratif prévu un an va se prolonger d’un congé de convalescence jusqu’au 19 août 1919.

Toulon en 1918 et 1919

Toulon en 1918 est une ville très militaire. C’est d’abord un port de guerre où débarquent et embarquent de très nombreuses unités. Les uns arrivent de tous les territoires des empires français et britannique pour servir de renfort sur le front. Les autres partent pour rejoindre l’armée d’Orient. Les uniformes sont nombreux, les langues parlées assez variées.

Depuis 1915, des convois de blessés arrivent du front, les hôpitaux militaires se sont multipliés. Les blessés, et les prisonniers allemands qui travaillent aussi à l’Arsenal, racontent leurs récits des tranchées. Les enterrements militaires sont un spectacle quotidien. Une liste des disparus est affichée chaque jour à l’Hôtel de Ville. On attend sur le trottoir noir de monde du journal local « Le petit Var », de prendre connaissance du communiqué. Chacun est devenu un spécialiste de la géographie du front des tranchées et de celui d’Orient.

De très nombreux ouvriers de l’Arsenal ont pris l’uniforme. Pour les remplacer, on a fait appel à des ouvriers venus du Tonkin et de l’Annam et à des femmes qui entrent en force dans la production. On les voit aussi conduire des taxis, des tramways, elles secondent les cheminots dans les gares de la région. Dans l’usine de pyrotechnie de Lagoubran, non loin de là, elles s’emploient à la fabrication des obus. Les ouvriers venus d’Indochine rencontrent de grandes difficultés d’adaptation. Un inspecteur des colonies à la retraite, Salles, auquel il a été confié une mission, décrit leurs difficultés dans la vie quotidienne : « Ils sont sensibles au froid et malhabiles à s’en protéger, laissant éteindre les poêles des chambrées où ils sont logés et ne se couvrant qu’à moitié. L’adaptation au climat, à la nourriture occidentale, au port des chaussures est si difficile qu’en décembre 1915, 10 % des hommes se retrouvent à l’hôpital. En deux mois, 12 étaient morts de congestion ou de bronchite. »

On se plaint de la vie chère. Beaucoup de produits sont rationnés, des cartes de distribution sont apparues depuis 1917 : pour le pain dans lequel on a introduit de la farine de pois chiches par manque de blé, pour le sucre, à raison de 700 grammes pour dix jours par famille, et pour le pétrole qui est rare alors que la population ne dispose pas toujours de l’éclairage électrique. Le café et les pâtes sont difficiles à trouver.

La famille Delamarre a aussi quelques loisirs. Les cartes postales de l’époque montrent un petit train qui relie Toulon à Saint Raphaël en passant par Hyères, Bormes, Le Lavandou et Saint Tropez. Le train effectue le voyage de 104 kilomètres en quatre heures… Les wagons sont appelés des « Balladeuses », car l’été ce sont des voitures de plein air avec tout juste un toit, un plancher, une rambarde et des banquettes en bois. Le parcours en train est pittoresque, il fait découvrir aux enfants la lumière des paysages méditerranéens, traversant les collines de la Provence et bordant les calanques, si différente des paysages de la région de Hanoï.

Pour les plus grands, des salles de cinématographe projettent des films et des actualités. De temps à autres, les musiques des Equipages de la Flotte et les deux harmonies d’infanterie qui stationnent dans la ville, donnent des concerts qui ajoutent leurs notes guerrières à l’atmosphère du moment. La place Saint Roch accueille toujours ses joueurs de boules, mais cela ne sied peut-être pas à la dignité qui convient à un administrateur des colonies de 2ème classe du corps des services civils de l’Indochine…

Les conversations des grandes personnes reviennent souvent sur le sénateur de Toulon, Georges Clemenceau. Député du Var de 1885 à 1893 et sénateur depuis 1902. Il le restera jusqu’en 1920. Depuis 1917, il cumule les fonctions de Président du Conseil et de Ministre de la Guerre, il a été rappelé par le Président Poincaré. Il a soixante-treize ans. Les poilus l’appellent « le vieux », avec un profil caractéristique, un visage blanchi, des traits mongoloïdes et un chapeau de feutre tout déformé par les intempéries. Il deviendra d’ici quelques mois « le père la victoire ».

On évoque aussi des événements que les journaux ne racontent pas complètement. Certains numéros sont d’ailleurs censurés. L’annonce de l’armistice du 11 novembre 1918 a apporté une joie qui va être de courte durée. Le 13 novembre, à Draguignan, le conseil général adresse ses chaleureuses félicitations au Président du Conseil et décide qu’un buste du sénateur du Var sera érigé dans la salle des séances de l’assemblée départementale. En décembre 1918, Clemenceau visite avec Poincaré les provinces libérées. Ils commencent à recevoir à Paris les représentants des vainqueurs pour la conférence préparatoire au traité de paix à Versailles dans la grande Galerie des Glaces : Woodrow Wilson, Lloyd George, le Roi Albert de Belgique, Orlando… C’est le temps des lauriers.

Mais tout n’est pas rose. A Toulon, la rade reste désespérément vide, les navires de la flotte de Méditerranée ne sont pas rentrés. Une force navale avait appareillé de Toulon, le 8 juin 1918, pour la Crimée. L’intendance maritime n’avait rien prévu en équipement des hommes à l’arrivée de l’hiver. Sous la pression des familles, des milliers de vêtements chauds sont acheminés mais trop lentement. La grogne règne sur les navires. Les échos d’une mutinerie en Mer Noire, à Odessa, arrivent à Toulon par des marins arrivés de Crimée en mai 1919. Les syndicats et la gauche varoise s’en émeuvent. La tension croit dans les casernes, au dépôt des Equipages de la Flotte. Des tracts circulent à l’Arsenal. Début juin, les 4 000 ouvriers des chantiers de la Seyne arrêtent le travail, le débrayage s’inscrit dans une action nationale pour obtenir la journée de 8 heures. Quelques jours plus tard, du Morrillon, promenade préférée des Toulonnais et sans doute des Delamarre, on peut apercevoir le drapeau rouge flotter sur un cuirassé de la Royale, le « Provence ». L’équipage qui refuse d’obéir aux ordres, a élu des délégués. Un comité siège au Foyer du soldat et du marin. Les coloniaux casernés à Toulon se joignent au mouvement. L’agitation s’étend aux ports de Brest, Cherbourg et Lorient. Le nouveau chef d’Etat-major de la Marine qui se rend sur place, reconnaît que les équipages fatigués et assoiffés de permission, ont des revendications légitimes, qu’elles seront satisfaites, mais que la justice doit suivre son cours…

Tout cela fait un peu désordre, lorsque le beau frère du Sultan qui dirige la délégation turque, se rend à la Conférence de la Paix de Versailles, accoste dans le port de Toulon, Quai de l’horloge. A proximité un drapeau rouge flotte en vue sur un navire voisin… A l’automne 1919, alors que la famille Delamarre a déjà repris le bateau à Marseille, les tribunaux militaires condamneront à vingt ans de prison, l’officier mécanicien Marty et à cinq ans de bagne, le quartier maître Charles Tillon. Certaines unités des troupes coloniales auront été témoins ou acteurs de ces événements.

Toute la famille rembarque en direction de Saïgon le 27 septembre 1919, à bord du « Sphinx ». La traversée s’effectue dans des conditions plus normales qu’à l’aller, puisqu’elle ne dure que 33 jours. A son retour, la famille Delamarre, retrouve Sontay où Paul est affecté à son poste de Résident de France.

 

 

Chapitre 7

Nouveau retour au Tonkin 1919 – 1924

 

Les événements survenus en Europe ces dernières années et les évolutions des modes de vie, vont transformer progressivement les conditions de travail en Indochine dans les années qui vont suivre. Les ouvriers indochinois partis en France travailler dans les usines d’armement, vont rentrer peu à peu chez eux, jusqu’en 1920. Seuls 200 d’entre eux resteront en France. Ceux qui rentrent introduisent de nouvelles habitudes de consommation. Ils racontent aussi leurs expériences des contacts avec l’Administration en France et avec les Français qui diffèrent des Français d’Indochine. En France, certains ont vécu avec des femmes françaises, aux côtés desquelles ils travaillaient. Des relations se sont nouées avec des familles dans lesquelles ils ont été reçus. La mentalité ouvrière en Indochine change et évolue au contact de ceux qui rentrent de France avec des aspirations nouvelles. Des revendications apparaissent à l’image de celles du monde ouvrier en Occident. Les premiers conflits sérieux du travail entre employeurs et travailleurs vont très rapidement apparaître. Dans la vie quotidienne également, l’usage de l’électricité et de l’automobile s’est généralisé en ville. Les déplacements vont s’en trouver facilités, les routes devenir plus nombreuses. Avec l’électricité, est arrivé sous les tropiques l’usage des ventilateurs, sorte de grandes araignées qui tournent à l’infini, suspendues aux plafonds des différentes pièces des habitations et des bureaux européens.

 

1919 Traité de Versailles, le B.I.T., les effets des conventions de l’O.I.T. sur la réglementation du travail dans les colonies et protectorats

 

Le 28 juin 1919, dans la Galerie des Glaces à Versailles, les Etats qui ont participé à la première guerre mondiale signent enfin la paix, après une guerre que chacun espère être la dernière. Vu de l’Indochine, l’Alsace et la Lorraine sont bien loin, mais ce traité comporte une treizième partie consacrée aux questions de travail. Elle prévoit la création d’une Organisation Internationale du Travail qui se donne pour tâche l’amélioration des conditions de travail dans le monde. L’existence de cette treizième partie dans le traité, est l’aboutissement des longues négociations engagées depuis la moitié du dix-neuvième siècle dans certains milieux en Europe occidentale. Ceux-ci souhaitent voir améliorer les conditions de vie et de travail des populations ouvrières qui ont connu un grand développement avec les révolutions industrielles : les questions relatives au travail dans les mines, au repos dominical, à la durée du travail, au travail de nuit, au travail des enfants, des jeunes et des femmes, à l’inspection du travail, sont celles qui reviennent le plus.

Certains des pays industrialisés du moment, sont également des puissances coloniales : la Grande Bretagne, la France, l’Allemagne et la Belgique. Toutes sont pressées de créer cette nouvelle organisation internationale : l’O.I.T. est crée le 11 octobre 1919 alors que le Traité de Versailles n’est pas encore entré en vigueur. 40 pays sont représentés dès la première session de la conférence qui se tient à Washington du 29 octobre au 29 novembre 1919. La situation des dominions, colonies, possessions et protectorats, figurent également dans les points de discussion de la conférence. L’article 421 du traité de Versailles et l’article 35 de la constitution de l’O.I.T. prévoient que les Etats sont tenus d’appliquer les conventions qu’ils ratifient. Cette obligation est étendue à leurs colonies, protectorats et possessions, qui ne se gouvernent pas pleinement eux-mêmes, sous réserve que la convention ne soit pas rendue inapplicable par les conditions locales, et que l’on puisse introduire les modifications qui seraient nécessaires, pour adapter la convention aux conditions locales.

Les principes issus des conventions adoptées par l’O.I.T. et ratifiées par la France vont, peu à peu, dans les années qui suivent, être introduites dans le droit du travail qui s’applique en Indochine. Les premières conventions adoptées porteront sur la fixation des salaires avec des incidences sur les plantations (1928), sur la prohibition du travail forcé (1930). Très vite, les réponses aux questionnaires envoyés par le B.I.T. vont devenir un moyen de décrire et d’expliquer les conditions de travail dans tous les Etats membres, que ce soit en Métropole ou dans les colonies, territoires et protectorats. Conservées dans les archives, elles constituent maintenant de précieux témoignages de la perception par les membres de l’inspection du travail, de toutes ces réalités à l’époque où elles ont été établies.

 

Développement des plantations

Ce mode d’exploitation sur de vastes étendues est utilisé pour de nombreuses cultures arbustives telles que l’hévéa, le thé, le café, la canne à sucre, les épices, le cacao et les fruits de toutes sortes, non seulement en Indochine, mais aussi aux Indes néerlandaises, en Malaisie, aux Indes et sur les continents africain et américain. Le principe de la mise en culture de vastes surfaces doit permettre la mobilisation de grands moyens, qu’ils soient humains, techniques et financiers. Pour faciliter une concentration des capitaux nécessaires, les plantations sont constituées en sociétés. Elles bénéficient d’un financement massif des banques qui soutiennent ces nouvelles sociétés françaises. Le transport et la commercialisation de la production sont aussi très organisés. Certaines de ces sociétés créées à l’origine pour la mise en valeur des plantations d’Indochine existent toujours en France : leur objet a changé, ce sont des sociétés financières plus ou moins transparentes, éléments de grands groupes qui sont côtés en bourse. En août 2002, les journaux financiers de Paris parlent encore de la Compagnie du Cambodge, des Caoutchoucs de Padang et de la Société financière des terres rouges qui appartiennent au Groupe Bolloré.

En Indochine, on connaît depuis longtemps une variété de caoutchouc sylvestre qui pousse à l’état naturel, mais sa production était faible, restant dans des volumes de 150 à 200 tonnes par an. L’introduction de l’hévéa en Asie du Sud est une longue histoire. A la fin du dix-neuvième siècle, le Gouvernement des Indes anglaises charge Henry Wickam d’aller chercher au Brésil des semences d’hévéa. Cette plante et les propriétés de sa sève étaient bien connues des Incas qui en faisaient des usages variés. Le botaniste français La Condamine avait aussi repéré cette plante au Pérou et en avait fait une large description. 70 000 graines vont être rapportées par Wickam d’abord en Angleterre et confiées à un jardin botanique. Les plants issus de ce lot seront ensuite distribués à Ceylan, en Malaisie puis aux Indes néerlandaises. Le développement de la bicyclette puis de l’automobile vont accroître les besoins de caoutchouc dans les pays où se généralisent ce mode de locomotion. Des missions sont effectuées de manière répétée à Batavia sur ce sujet. Les premiers plants seront apportés de Malacca, en Indochine, en 1891. Yersin plantera des hévéas sur ses terrains à l’Institut Pasteur de Nha Trang. En Cochinchine, progressivement, on identifie les terrains et les conditions optimum pour tirer le meilleur parti de cette plante. Paradoxalement, la culture de l’hévéa nécessite de trouver à la fois de grands espaces inhabités et la disposition d’une main-d’œuvre abondante et régulière pour effectuer tous les travaux qui vont de la mise en terre de la jeune pousse au recueil de la sève. La première grande plantation d’hévéa date de 1905. Les terres sont conquises sur la forêt vierge. On parle de terres grises ou rouges, en fonction de leurs caractéristiques géologiques. La température idéale se situe entre 22 et 35°C, avec un fort degré d’humidité.

Les travaux de défrichement des terrains s’effectuent en saison sèche. Ensuite les plants sont placés en alignement espacés de 6, 7, 8 ou 10 mètres, selon les terrains. Environ 150 arbres sont plantés à l’hectare. Dans certaines plantations, on a décidé des espacements plus importants, de l’ordre de 18 mètres pour permettre une culture intercalaire de café, thé, canne à sucre ou de lentoro, plante qui participe à l’alimentation du bétail.

Au fur et à mesure du développement de la plante, les travaux sont nombreux : il faut la sarcler, effectuer des labours réguliers pour empêcher la multiplication des mauvaises herbes, lutter contre l’érosion, fumer les sols avec des engrais étudiés. La mise en saignée de l’arbre ne peut commencer qu’entre la cinquième et la septième année. A partir de cette période, une saignée quasi journalière est nécessaire pendant toute la durée d’exploitation de l’arbre qui durera de trente à quarante ans. Une fois recueillie dans des seaux, la sève précieuse fait l’objet d’un traitement particulier dans des locaux de plus en plus importants qui ressemblent à des laboratoires industriels. Ils sont équipés d’un outillage étendu : cuvettes ou bacs pour la coagulation, laminoirs, séchoirs, ventilateurs. Le latex est ensuite mélangé à de l’acide acétique. La substance obtenue s’appelle le coagulum, elle est lavée puis transformée en « feuilles » ou en « crêpes ». Le produit peut alors être commercialisé. Pour cela, il est mis en caisses et expédié à Saïgon, qui en quelques années deviendra le grand port exportateur.

Toutes ces tâches nécessitent une main-d’œuvre importante qui va se spécialiser progressivement. Les coolies sont remplacés par des ouvriers agricoles qualifiés. Au sommet de cette hiérarchie ouvrière se trouve le saigneur. Cet emploi est occupé généralement par des hommes, parfois des femmes. Pour fixer la main-d’œuvre que l’on n’a pu trouver à proximité, on a l’idée de la faire venir en famille avec femme et enfants. De véritables communautés de vie vont se développer à proximité des plantations. Une zone de vie va être aménagée. Avec les années, elle comportera non seulement des logements qui, de collectifs et rudimentaires, vont devenir individuels avec un petit jardinet consacré au potager autour de chaque habitation familiale. Il y aura aussi des installations collectives : écoles, terrains de jeux, infirmerie, pagode, infirmerie, économat tenu par l’employeur. Ces lieux de vie vont devenir de véritables villages dans la forêt plantée d’hévéas. Même si, vus d’Europe, ces villages installés au milieu d’une végétation tropicale peuvent paraître idylliques, ce ne sont pas des clubs de vacances. Les journées de travail sont longues, la température est élevée y compris par temps de pluie. Même en famille la vie est dure. La mort est parfois au rendez-vous.

Pendant la colonisation française, la production de caoutchouc atteindra son apogée lors de la période qui précède le coup de force japonais de 1945. A cette période, 100 000 travailleurs seront employés sur les plantations dans toute l’Indochine, faisant vivre 140 000 personnes si l’on inclut les familles. La culture s’étend alors sur 139 000 hectares avec un potentiel de production annuelle d’environ 120 000 tonnes. Les salaires et les avantages en nature distribués à ce moment là représentent plus de 25 % de la masse salariale totale de l’Indochine.

 

Rédaction du code de l’organisation judiciaire

 

En 1920, Paul Delamarre prend la direction de la province de Hadông, située à 7 kilomètres d’Hanoï. C’est un poste important par la concentration de la population administrée : 600 000 personnes y vivent. La proximité d’Hanoï permet au chef de l’administration judiciaire de l’Indochine de faire appel à lui, pour les travaux de révision du code d’organisation judiciaire et du code de procédure civile du Tonkin. C’est pour Paul Delamarre le premier exercice du genre. La révision d’un code est un long travail, qui nécessite à la fois une bonne connaissance du terrain, de la méthode, de la diplomatie et du doigté.

Tout d’abord les textes existants doivent être bien connus jusque dans leurs lacunes, les incertitudes auxquelles leur interprétation peut donner lieu, les pratiques et les tolérances qu’elles permettent dans le contexte de sociétés si différentes de celle de la France métropolitaine. Ensuite il est nécessaire de déterminer les orientations générales du projet, délimiter les parties du texte que l’on souhaite abroger. Commence alors un long travail de rédaction de propositions amendées et modifiées au fur et à mesure que sont sollicités, pour avis, les différents acteurs :

– ceux qui appartiennent au monde judiciaire, magistrats du siège et du parquet, greffiers, avocats, avoués,

– ceux qui remplissent un office ministériel, qui sont chargés de l’application ou de l’exécution des décisions de justice, comme les huissiers ou les notaires,

– les hauts fonctionnaires des services du gouvernement général qui feront procéder à la promulgation du texte.

Chaque présentation du projet nécessite la préparation d’un exposé oral ou écrit présentant tous les avantages du projet proposé pour le public auquel il s’adresse. Ces exposés de présentation donnent lieu à des questions souvent nombreuses, parfois étranges, faisant émerger des situations auxquelles le rédacteur du texte n’avait pas toujours pensé. Ces questions reflètent aussi l’état d’esprit de la personne qui les pose : un peu pervers, ou déçu que l’on n’ait pas fait appel à lui pour préparer le projet.

A une époque où le traitement de texte et la photocopieuse n’existent pas, les projets sont rédigés à la main, puis dactylographiés, ce qui nécessite de nombreux travaux de relecture, vérifications et frappes successives.

Paul Delamarre se tire très bien de cet exercice périlleux. Le chef de l’administration judiciaire, en 1920, adresse une attestation pour sa notation administrative faisant état d’un concours très efficace. En décembre 1921, un décret le nomme administrateur de 1ère classe à compter du 1er janvier 1922.

 

Vacances à Yunnan Fu

 

En septembre 1922, Paul Delamarre obtient l’autorisation de prendre un mois de congés avec sa famille, en Chine, à Yunnan Fu et à Mong Tsé. Ces deux villes se trouvent dans une région limitrophe au nord de l’Indochine. Elles sont d’un accès relativement facile, puisqu’elles sont reliées depuis 1910 à Hanoï, à 800 kilomètres de là, par le chemin de fer du Yunnan.

La Compagnie des chemins de fer du Yunnan a la haute main sur les déplacements effectués dans la région, à partir de l’Indochine. C’est elle qui fait obtenir les passeports par les autorités françaises aux passagers qui s’y rendent. Elle transporte aussi l’ensemble des marchandises et denrées échangées avec les grandes villes de cette région de la Chine qui sont ouvertes au commerce franco – annamite depuis la convention signée en 1887. La ligne de chemin de fer permet aux sociétés françaises qui s’y sont établies, d’exploiter le cuivre, l’étain et le bois. Grande zone de culture du pavot, la région approvisionne largement en opium l’Indochine, où l’administration française a organisé ce commerce sous forme de ferme. Dans cette région, la France a aussi implanté de nombreux services, extension de ceux déjà installés en Indochine : bureaux de postes, succursales de la Banque de l’Indochine, écoles, hôpitaux tenus par des congrégations religieuses, et même une administration des douanes tenue par des fonctionnaires français pour le compte du gouvernement chinois. Une importante communauté annamite y vit : les membres de celle-ci ont ouvert des échoppes de tailleurs, coiffeurs, épiciers, boulangers, d’autres s’emploient comme domestiques dans des familles européennes, ou occupent un poste à la compagnie du chemin de fer.

Le voyage est pittoresque. Un petit garçon qui avait le même âge que Denise Delamarre et dont le père était Consul de France à Yunnan Fu, au cours de cette même période, Lucien Bodard, a longuement décrit ce trajet dans un de ses livres intitulé  » Le fils du Consul  » paru en 1975. Le train traverse des paysages d’une grande variété qui commencent par des rizières en terrasses, puis accède à la forêt tropicale humide et aux hauts plateaux glacés du Tibet. De nombreuses espèces de la faune et de la flore sont représentées. Les rails ont été placés à flanc de montagne, l’itinéraire enjambe de nombreux précipices au moyen de ponts métalliques que Lucien Bodard compare à de la dentelle qui serait en acier. Les Chinois appellent cette région « le pays au milieu des nuages ». Le train, pour des raisons de sécurité, ne circule que de jour. Des histoires de méfaits commis par des bandes armées organisées par les Seigneurs de la Guerre, et par des détrousseurs de toute nature, circulent à mi-voix parmi le personnel de la compagnie. A la nuit tombée, on s’arrête dans une gare construite sur le modèle français. Lucien Bodard explique que l’on se croirait avec une grande horloge, les bureaux du chef de gare, des ingénieurs et des contremaîtres, à Besançon ou à Béziers, à la différence que le personnel employé dans la gare, porte un casque colonial sur son uniforme copié de celui de la France.

L’une des étapes de nuit pour se rendre à Yunnan Fu est Mong Tsé, qui, outre son lac ressemblant à celui de Genève, mais au milieu d’une végétation tropicale, dispose de mines d’étain très importantes, source de gros bénéfices pour la Compagnie des chemins de fer, et pour le commerce français d’Indochine. Ces mines sont visitées par les Européens. Lucien Bodard, dans son livre raconte l’effroi de son père : « … J’en avais mal au cœur. Dans une paroi, des excavations noires qui se ramifient en conduits tordus, raboteux, plantés de pointes de roc, comme des dents. Des sentes souterraines se rétrécissant toujours comme des sillons emprisonnés dans les murs formidables des profondeurs du monde. Rien n’est soutenu, consolidé. Ténèbres. Les hommes se glissent là dedans comme des lézards. Comment ne se sentiraient-ils pas dans les griffes du dragon de la terre ? Ils ont des hardes rongées par le frottement des aspérités. Leur peau même est une croûte rouge. Je les ai vu travailler couchés, comprimés de partout, asphyxiés, presque suppliciés. Une main tend un bambou auquel est fixé une lampe fuligineuse. L’autre arrache des bouts de minerais qu’elle jette dans un sac suspendu au cou. Plus loin, il n’y a plus d’air, plus d’oxygène, la lampe s’éteint, les poumons s’encrassent, la chaleur dissout la chair. Vient un moment où l’on ne peut plus se servir que d’enfants de huit à dix ans suffisamment rachitiques pour se couler dans un boyau minuscule. Combien de ces gosses ne reviennent jamais ! Combien d’hommes non plus ! Car on ne va pas au secours d’un agonisant par peur des mauvais génies que son corps dégage. Le propriétaire de la mine assure que la victime a péri très justement par la colère du ciel courroucé qui l’a puni pour quelque crime secret, sans doute parce qu’il avait offensé le génie de la montagne ». Curieuse interprétation de la prévention et de la sécurité du travail en milieu minier…

Yunnan Fu qui a retrouvé l’usage d’un nom plus ancien, utilisé avant le XIVème siècle, s’appelle maintenant Kunming. Le chemin de fer a été partiellement remis en service, les touristes qui s’y rendent, sont toujours impressionnés par les paysages qui parsèment ce long trajet.

En rentrant de congés, Paul Delamarre prend connaissance des appréciations pour sa notation administrative que lui ont arrêté le Résident supérieur au Tonkin et le Gouverneur Général de l’Indochine pendant son absence. Le 8 septembre 1922, le Résident supérieur au Tonkin le décrit en ces lignes : « Monsieur Delamarre a des qualités sérieuses d’administrateur, intelligent, compétent, consciencieux. N’apporte pas dans ses relations avec les subordonnés toute l’aménité désirable et est trop porté à les considérer du haut de sa grandeur, conséquence d’une satisfaction de soi-même un peu excessive. Néanmoins, le temps aidant, M. Delamarre peut prétendre à de hautes fonctions administratives, pour lesquelles il est suffisamment qualifié par ses connaissances, son activité et son intelligence ». Quelques semaines plus tard, le Gouverneur général ajoutera dans des termes plus rassurants : « M. Delamarre qui gagnerait peut-être à montrer un peu plus de liant dans ses rapports avec le personnel placé sous son autorité est néanmoins un administrateur très distingué, extrêmement attaché à sa fonction, pénétré de son importance et s’en faisant une haute idée. Ceci ne saurait être considéré comme un travers bien au contraire ».

 

Malgré ses travers, ses mérites sont reconnus. En avril 1923, deux décorations sont     successivement décernées à Paul Delamarre.   Il     reçoit la médaille coloniale avec la mention colonne de Thai-Nguyen et est promu officier dans l’ordre du Dragon d’Annam.¨

 

En juin 1923, après six années consécutives passées au Tonkin, Paul Delamarre accompagné de son épouse, de sa fille Denise âgée de neuf ans, de son fils Jean âgé de six ans et d’un domestique indigène, rentre en France pour un congé administratif, prolongé d’un congé de convalescence jusqu’en septembre 1924.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 8

 

Inspecteur des Affaires politiques et administratives 1924 – 1927

1924 Tonkin, inspecteur des affaires politiques et administratives

A son arrivée à Saïgon le 7 octobre 1924, Paul Delamarre se retrouve nommé inspecteur des affaires politiques et administratives auprès du Résident supérieur au Tonkin. Il est assez satisfait. Il pense que sa compétence et son mérite sont enfin reconnus. Ses nouvelles fonctions lui permettent à la fois de prendre du recul et de traiter des dossiers variés. Placé auprès du Résident supérieur du Tonkin, pays où s’est déroulée la quasi totalité de sa carrière, si l’on excepte son séjour en Annam, il estime qu’il peut mieux faire connaître son avis sur certaines situations qui sont évoquées devant lui et diffuser ses analyses plus aisément. Les services du Gouvernement général ne sont pas loin, il suffit de traverser quelques rues.

Cette même année, Delamarre fait paraître une étude dans la Revue du Pacifique intitulée « La réforme communale au Tonkin ». Il décrit la réforme engagée d’abord à titre d’essai, sous l’impulsion du Gouverneur général Klobukowsky, gendre de Paul Bert, dans la province de Ha Dong dès 1910. Il a été en poste dans cette province en 1920. Cette même année la réforme a été étendue à la province de Sontay. Tout en conservant le conseil des notables des communes, confiné dans son rôle rituel et honorifique, la réforme a institué un conseil administratif, composé de membres élus assisté d’un secrétaire administratif indigène. Ce nouveau conseil administratif dispose de compétences assez étendues pour organiser la vie de la commune, établir un budget sur des règles de comptabilité simples et pratiques qui doivent permettre la réalisation d’amélioration et de travaux d’équipement d’intérêt général. L’organisation de la vie de la commune, la description de ses usages et coutumes jusque là transmis par tradition orale sont l’objet d’une fixation sous forme écrite : un coutumier est rédigé par la nouvelle institution mise en place. La rédaction du coutumier est l’occasion de résoudre les litiges anciens qui demeurent entre les membres de la commune. A travers cette étude, Paul Delamarre, en bon administrateur, insiste sur les conditions qui permettent la réussite de cette réforme :

  • Les documents administratifs de toute nature (coutumier et budget essentiellement) pour être rendus accessibles à toute la population doivent être rédigés dans une version en caractères quoc-ngu et dans une version en caractères chinois encore utilisée par la population lettré plus âgée des notables,
  • L’organisation régulière de formation administrative en langue annamite au profit des membres élus des conseils administratifs complétée par une autre dirigée vers les secrétaires communaux, qui assurent à l’image des secrétaires de mairie en France, le fonctionnement quotidien de l’institution.

La publication de cette étude permet à Delamarre de faire connaître son approche des réalités locales auprès d’un public plus large que celui des administrateurs des colonies en poste en Indochine.

La vie sociale à Hanoï est plus animée que dans les postes qu’il a occupé ces dernières années. Les conditions de vie sont meilleures pour lui et sa famille. Les logements administratifs disposent du meilleur confort, les établissements scolaires pour les enfants sont d’accès plus faciles lorsque l’on habite à Hanoï. Il espère pouvoir en profiter, mais cela sera de courte durée.

 

1925 Mission en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides

 

En février 1925, un télégramme officiel du Ministre des Colonies, Edouard Daladier, parvient au Gouverneur général de l’Indochine : A la suite de renseignements fournis par le Docteur Marsy, médecin à bord d’un bateau  » Le Saint François Xavier « , qui ramène des Indochinois ayant travaillé sur des plantations aux Nouvelles-Hébrides, le Ministre prescrit au Gouverneur de Nouvelle-Calédonie, qui a autorité sur les Nouvelles-Hébrides, de mener une enquête sérieuse et d’envisager des sanctions impitoyables contre les auteurs de traitements inacceptables faits aux travailleurs. Les premiers résultats de cette enquête indiquent que les faits signalés par le Docteur Marsy sont exagérés et qu’il ne convient pas de généraliser la situation à partir de ses observations. Néanmoins, le Gouverneur de Nouvelle-Calédonie estime nécessaire d’organiser fortement une inspection du travail sur place pour assurer une surveillance effective de l’emploi de cette main d’œuvre.

Cette affaire rendue publique a provoqué beaucoup d’émotion auprès du Gouverneur de Nouvelle-Calédonie qui reconnaît implicitement avoir eu connaissance de certains abus, du Résident des Nouvelles-Hébrides, et des colons incriminés. Ceux-ci demandent que l’inspection soit confiée à un fonctionnaire d’un certain niveau, du cadre indochinois, parlant couramment l’annamite. Le Ministre demande au Gouverneur général de l’Indochine qu’on lui précise le budget nécessaire pour une mission de cette nature, et le profil du candidat pour remplir une telle mission.

Un courrier des Messageries maritimes, compagnie propriétaire du navire, adressé au Ministre des Colonies, l’informe en outre de difficultés rencontrées avec le Docteur Marsy. Des cas de méningites ont été déclarées à bord, plusieurs passagers sont morts. Le navire et l’équipage ont été mis en quarantaine, cette immobilisation forcée entraîne des frais supplémentaires pour l’armateur. Très vite, on découvre que le Docteur Marsy, des troupes de marine, s’est limité à enregistrer lui-même à bord du bateau, les doléances des passagers, travailleurs indochinois de retour au Tonkin, sans qu’il ait personnellement vérifié les éléments reprochés. Pour aggraver sa situation, on pense qu’il se serait adonné à l’opium, qu’il « vit habituellement à l’annamite avec une indigène » et qu’il entretient des relations avec certains annamites suspects, qui ne sont pas du goût du Gouverneur général. On l’accuse également d’avoir, au cours de plusieurs voyages antérieurs, provoqué à titre de sanctions sur certains passagers, des abcès de fixation qui les ont immobilisés pendant plusieurs jours.

Cette affaire présente un caractère sensible lié à la situation des Nouvelles-Hébrides. Cet archipel du Pacifique Sud a longtemps constitué un point de rivalités entre Français et Britanniques dans leur conquête de nouveaux territoires, alors que les Français sont déjà implantés en Nouvelle-Calédonie et à Walis et que la Couronne britannique a assuré sa souveraineté sur l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Un protocole conclu entre les deux grandes puissances coloniales en août 1914, ratifié seulement en 1922, précise que les Nouvelles-Hébrides forment une zone d’influence commune et sont administrées sous le régime d’un condominium. Des colons français et britanniques se sont installés et ont établi des plantations de coprah. La population locale, d’origine mélanésienne, peu nombreuse, déjà décimée par la lèpre, la tuberculose et la syphilis, ne se précipite pas pour y travailler. Depuis 1890, les planteurs français appuyés par leurs autorités, recherchent de la main-d’œuvre un peu partout dans le Pacifique :

– en Nouvelle-Calédonie où elle essaye de recruter sans grand succès des Canaques,

– à Java, sous administration néerlandaise,

– aux îles Wallis, alors protectorat français,

– en Chine, sur le comptoir français de Kouang Tchéou Wan,

– au Transvaal, pour tenter de récupérer des coolies chinois émigrés, arrivés eux-mêmes en fin de contrat,

– en Indochine.

A partir de 1920, un flux régulier de travailleurs indochinois part chaque année travailler sur les plantations de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides. Ils sont à peu près 1 200 à travailler aux Nouvelles-Hébrides sur les plantations françaises à cette période. En 1925, on compte 8 convois de travailleurs originaires du Tonkin, comprenant 4 452 coolies, y compris les femmes et les enfants, acheminés en direction de la Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides. Ils sont recrutés au moyen d’un contrat type dont l’ensemble des clauses a été approuvé au préalable par l’administration de l’Indochine. Lors de l’engagement, il est prévu, pour éviter les abus et s’assurer du consentement des intéressés, que la signature du contrat par les travailleurs, s’effectue en présence du représentant de l’Administration.

Le 8 avril 1925, le Gouverneur général de l’Indochine, Alexandre Varenne, député socialiste que les Annamites avaient surnommé « le chien à barbe », charge, par arrêté, Paul Delamarre d’une mission d’inspection des travailleurs indochinois employés en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides. Sa désignation est expliquée par le fait qu’il « connaît parfaitement la langue annamite et la mentalité indigène ». Le 13 mai, Paul Delamarre quitte Haïphong par bateau. Pour cette mission, il est accompagné de son secrétaire, Monsieur Duong Duc Hhiep, qui travaille déjà avec lui à l’inspection des affaires politiques et administratives, et de son boy. Les instructions administratives établies lors du départ, précisent que Paul Delamarre et Duong Duc Hhiep ont chacun pris place à bord d’une cabine en 1ère classe, alors que le boy, dont le nom n’est même pas mentionné, voyage sur le pont du navire. La mission embarque le 20 mai 1925 à Hong Kong sur le MISHIMA MARU, un bateau japonais, à destination de Nouméa. Le bateau fait escale à Sydney pour s’approvisionner en charbon. La mission séjourne deux mois en Nouvelle-Calédonie et se rend ensuite aux Nouvelles-Hébrides.

Les observations formulées par Paul Delamarre ne font pas état d’une situation très reluisante, en l’absence de tout service d’inspection du travail ou simplement d’administrateur chargé d’assurer ces missions. En Nouvelle Calédonie, il visite les principaux centres industriels et agricoles qui emploient de la main-d’œuvre indochinoise. Il constate que « l’action de l’Administration locale ne s’exerce qu’avec timidité à l’encontre des employeurs qui n’observent pas le contrat souscrit et donne rarement suite aux réclamations ». Les observations plus courantes relèvent du non paiement de salaire dans les conditions prévues au contrat et en particulier en cas de maladie ou d’accident du travail, de non rétribution des heures supplémentaires au tarif prévu, d’horaires de travail démesurés dans les mines de nickel. Delamarre constate que les travailleurs indochinois travaillent en équipe de 2 X 12 heures. Il réclame le travail en 3 X 8 heures, aménagement qui ne sera instauré que quatre années plus tard. A ces pratiques, s’ajoutent celles de retenues irrégulières sur le salaire, abus de vente à crédit dans les magasins qui dépendent de l’employeur, de retard dans le paiement des salaires en ce qui concerne notamment les engagés recrutés par l’Administration, de non respect du repos des femmes après un accouchement, insuffisance notoire des logements sur les exploitations minières, d’absence ou de non renouvellement de la fourniture de vêtements chauds tels que prévus au contrat…

La situation relevée aux Nouvelles-Hébrides est encore plus grave. L’usage de sanctions de toutes sortes et de sévices, sont pratiques courantes, comme le sont aussi les amendes irrégulières. Un grand nombre d’employeurs se dispensent de payer le pécule qu’ils doivent verser à leurs employés à l’issue du contrat, en leur promettant qu’ils seront réglés à leur arrivée au Tonkin. Les ouvriers rapatriables pour raisons de santé sont laissés sans soin aux Nouvelles-Hébrides, dans l’attente du prochain bateau pour l’Indochine, au lieu d’être acheminé d’abord en Nouvelle-Calédonie, où ils pourraient être soignés, et bénéficier d’un climat plus sain. Des pratiques de détournement au profit des planteurs britanniques sont mises en lumière. Dans un contexte de compétition entre les deux puissances, alors que les planteurs britanniques de l’archipel ne bénéficient pas de facilités particulières de leur gouvernement pour recruter de la main-d’œuvre venue d’ailleurs, et devant le refus des autorités françaises de leur venir en aide, les planteurs anglais ont l’idée de se constituer en société et de faire entrer des actionnaires français dans le capital. A la lecture des statuts, on découvre que les seuls apports dont ils sont redevables, sont la sollicitation auprès des autorités françaises de l’Archipel de main-d’œuvre annamite.

Comme Paul Delamarre auquel on a simplement confié une mission d’inspection sur ces territoires, n’exerce pas de pouvoirs directs, ses observations sont transmises aux fonctionnaires français en poste dans l’île, à charge pour eux d’y donner la suite qu’ils estiment nécessaire auprès des employeurs concernés. Le personnel des services du Gouverneur de Nouvelle-Calédonie et du Résident de France aux Nouvelles-Hébrides établi à Port Vila, qui déclare tout ignorer de la gravité de la situation, ne comprend pas toujours très bien l’importance de ces observations. Il se sent peu concerné, pensant qu’au départ de ce missionnaire, « les choses redeviendront comme avant » … Cette réaction de protection est classique en milieu insulaire. Certains employeurs, surtout ceux de Nouvelle-Calédonie se plient de bonne grâce aux observations de Delamarre et font entendre qu’ils vont remédier à la situation. Aux Nouvelles-Hébrides, l’isolement aidant, la situation n’évolue guère.

Lors de chaque retour de convoi de travailleurs indochinois à Haïphong, l’inspecteur du travail et le médecin du service de santé montent à bord pour accomplir leur mission : vérification d’identité de chacun, remise des sommes d’argent confiées au capitaine lors du départ, visite sanitaire, recueil des plaintes et réclamations éventuelles. Les rapports qui ont été conservés, font état de nombreux cas de malades rapatriés des Nouvelles-Hébrides, plutôt que d’être soignés là bas, faute de médecins et de structure de soins sur place. Le climat réputé malsain, et une alimentation peu variée, génèrent des pathologies particulières : paludisme, tuberculose, béribéri, plaies gangrenées qui ont nécessité des amputations… La grippe fait des ravages, surtout parmi les nourrissons nés pendant le voyage. Les décès constatés lors des traversées sont courants. On en dénombre plusieurs à chaque fois. A l’arrivée à Haïphong, le médecin du service de santé fait encore évacuer par « l’auto-ambulance », vers l’hôpital, tous ceux qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur village d’origine. Les passagers font aussi état de réclamations qui étant connues, ne favoriseront pas les recrutements futurs : salaires non payés conformément aux clauses du contrat, pécule non remis par l’employeur lors du départ et qui affirme que celui-ci est confié au capitaine du bateau et sera payé lors de l’arrivée à Haïphong. A ce moment là, on constate que l’employeur n’a rien fait, ou prévu seulement un paiement partiel de la somme due effectivement.

En octobre 1929, la situation semble s’être améliorée. L’Inspecteur du travail du Tonkin, du nom de Guerrier, signe un rapport qui relate l’arrivée d’un convoi. Il constate après une énumération de plaintes variées, dont l’une concerne un enlèvement de mineure à ses parents au moment du départ des Nouvelles-Hébrides, et une description sur l’état sanitaire critique de certains passagers : « Nonobstant ces remarques, la situation des rapatriés était satisfaisante. Leurs bagages étaient nombreux et, tant par les chèques qui leur ont été remis par mes soins, que par les diverses valeurs qu’ils détenaient ou qu’ils ont reçu à leur débarquement, l’ensemble des sommes qu’ils ont apportées à leurs foyers peut être évaluée pour la totalité du convoi (337 personnes adultes dont un tiers de femmes et 78 enfants) à 300.000 francs environ ».

A l’issue de cette mission, Paul Delamarre préconise un certain nombre de mesures pour faire cesser les situations critiquées :

– Il souligne qu’aux Nouvelles-Hébrides, l’état d’esprit des planteurs est particulier. Il importe de le réformer par des sanctions exemplaires, rappelant que, même dans des îles isolées, aucun des colons ne peut avoir droit de haute et de basse justice sur sa plantation,

– La mise en place effective d’un service d’inspection du travail en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides, la désignation de médecins et développement de structures de soins comme des infirmeries et pavillons supplémentaires dans les hôpitaux existants qui leur soient consacrés,

– La constitution de communautés indochinoises stables en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides, par le recrutement de couples déjà établis au départ de l’Indochine. Les employeurs qui ont, dénote-t-il, une perception à courte vue de leurs intérêts ne souhaitent pas engager une proportion significative de couples. Pour les femmes recrutées, ils redoutent le risque d’avoir à rémunérer un temps de temps non effectivement travaillé du fait des grossesses.

– L’établissement et le développement d’un système de métayage sur les plantations et l’assouplissement du régime réservé aux travailleurs indochinois des plantations, surtout pour les Nouvelles-Hébrides,

– L’amélioration des conditions de logement du personnel sur les exploitations minières en particulier et fourniture de vêtements chauds,

– L’amélioration et la diversification du régime alimentaire ainsi que la possibilité de consommer du vin en quantité raisonnable,

– L’introduction de possibilité d’échanges de mandats postaux en piastres entre la Nouvelle-Calédonie et l’Indochine, pour réduire les commissions de changes prélevées par la Banque de l’Indochine,

– Comme les échanges entre les milices composées de canaques et les travailleurs indochinois employés sur les plantations, donnent lieu à des échanges parfois violents, faute de pouvoir communiquer dans une langue commune, il est suggéré la mise en place de milices annamites chargées sous le contrôle de la gendarmerie de veiller au bon ordre au sein des communautés de travail que sont les mines de Von et de Koné et les plantations à Nouville et Freycinet. Le Gouverneur de Nouvelle-Calédonie ne retient pas cette proposition, arguant de l’insuffisance des effectifs de la gendarmerie locale pour encadrer de telles formations.

– Pour améliorer le climat général des relations de travail, Paul Delamarre préconise le développement de « saines distractions » aux protégés de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides, afin de leur rendre ainsi le séjour plus agréable. Des initiatives ont déjà été prises en ce sens pour tenter de rompre l’isolement dans lequel ils se trouvent. Le Résident supérieur du Tonkin a effectué un envoi gratuit en Nouvelle Calédonie de livres et journaux de langue annamite. Les initiatives de ce genre sont à encourager, d’autant que l’on redoute que cette population ne soit l’objet d’une propagande communiste.

– Comme en dehors du travail, cette population indochinoise immigrée n’a pas d’existence juridique, et que les textes n’ont rien prévu en matière d’application de statut personnel à son égard, tous les actes d’état civil sont sans validité, que ce soit les déclarations des naissances, des mariages et des décès. Il est proposé de préparer un texte qui reconnaisse leur existence et la validité des actes d’Etat-civil qui les concerne.

Cette mission donne lieu à un rapport de Paul Delamarre transmis au Ministre des Colonies. Le 14 août 1926, celui-ci adresse un message élogieux au Gouverneur général de l’Indochine dans ces termes : « … Je vous prie de transmettre à M. l’Inspecteur Delamarre mes félicitations pour le travail considérable qu’il a fourni au cours de sa mission. Son étude très documentée a contribué à mettre au point les allégations exagérées du Docteur Marsy ; elle a permis à l’Administration locale de fixer son attention sur les différentes mesures à envisager, pour mener à bien l’œuvre de la colonisation dans nos îles du Pacifique et en particulier, sur les problèmes si complexes du recrutement de la main-d’œuvre indochinoise ».

« Je suis heureux de pouvoir à cette occasion, accorder un témoignage de satisfaction à ce fonctionnaire pour l’effort produit et l’œuvre réalisée. Vous voudrez bien en faire mention sur son calepin de notes ».

« Les documents que vous avez bien voulu me communiquer sont actuellement à l’étude, je vous ferai part ultérieurement des décisions que je compte prendre à ce sujet ».

Dans les années qui suivent, alors que Paul Delamarre a été promu au poste d’Inspecteur Général du Travail de l’Indochine, c’est M. Auger, également inspecteur des affaires politiques et administratives, qui remplit les fonctions d’inspecteur du travail, qui va accomplir une nouvelle mission d’inspection en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides. Dans le rapport qu’il rédigera à l’issue de cette mission effectuée en 1929, il soulignera combien de nombreuses observations déjà formulées par Paul Delamarre en 1925, n’ont pas été suivies des effets attendus.

Le Gouverneur général de l’Indochine, signant probablement des courriers rédigés de la main de Paul Delamarre, qui est à cette période Inspecteur Général du Travail auprès de lui, va essayer régulièrement de faire pression sur le Gouverneur de Nouvelle-Calédonie pour améliorer la situation des indochinois recrutés pour aller travailler là bas. Dans les réponses qu’il finit par adresser après plusieurs relances, le Gouverneur de Nouvelle-Calédonie essaye de justifier comme il peut la situation, expliquant que les employeurs dont la mauvaise conduite a été signalée ne verront plus à l’avenir leurs demande de recrutement de main d’œuvre indochinoise satisfaite, que de modestes améliorations ont été apportées à la situation générale. Il se plaint également, à plusieurs reprises, de la faiblesse des moyens humains et budgétaires dont il dispose, et qui ne lui sont accordés qu’avec parcimonie par l’Administration centrale. Pour faire plus d’effet, la copie des courriers échangés entre les Gouverneurs d’Indochine et de Nouvelle-Calédonie sur ces sujets, sera systématiquement adressée au Ministère des Colonies à Paris. Ces méthodes et ces arguments, qui ne datent pas d’hier dans l’administration française, seront promis à un bel avenir…

La situation de la main-d’œuvre indochinoise employée en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides va continuer à provoquer régulièrement une vive émotion au sein de l’opinion publique australienne. En juillet 1927, le Consul Général du France à Sidney adresse à son Ministre des Affaires Etrangères à Paris, une note inquiétante sur les effets provoqués par les escales effectuées en Australie des convois de travailleurs indochinois vers les Nouvelles-Hébrides. Cette pratique est assimilée à de la traite, par l’opinion publique australienne, elle déclenche une campagne de presse contre la France et ses intérêts coloniaux dans la région. Les travailleurs australiens et leurs puissantes organisations syndicales redoutent la concurrence de la main-d’œuvre de couleur, dont ils ont une conception très large, dans la grande région du Pacifique. Ils ont d’ailleurs réussi à faire interdire toute nouvelle entrée en Australie et dans toutes les possessions voisines qui relèvent du Commonwealth. Est jointe à cette note, la traduction d’une revue de presse assez édifiante, de diverses publications australiennes sur ce thème. Les journalistes australiens écrivent que les coolies n’ont pu être recrutés dans leur pays d’origine que parce qu’on leur a fait fumer des cigarettes falsifiées au moyen de drogues et qu’à leur réveil, ils ont découvert qu’ils étaient engagés pour les Nouvelles-Hébrides. Ils sont pour cette raison considérés comme ayant été enlevés. A bord, les coolies sont réputés être encadrés par des gardes armés de revolvers et que deux mitraillettes étaient à portée de main. On répand aussi la rumeur qu’un passager malade, encore en vie, aurait été jeté du bateau par dessus bord, à l’approche de Sidney…

En août 1927, le Ministre des Affaires Etrangères s’adresse à son collègue des Colonies pour lui demander de renoncer, pour ce type de transport, à faire escale dans les ports australiens. Les syndicats australiens ne manqueraient pas d’interpréter le geste comme une provocation, et les navires sous pavillon français ne pourraient plus quitter les eaux australiennes sans les plus grandes difficultés. Le courrier est signé du Chef de cabinet du Ministre, Alexis Léger, plus connu aujourd’hui sous son nom de plume qui lui a valu le prix Nobel, l’écrivain Saint John Perse. Il était lui même né dans une île de l’Outre-mer français, la Guadeloupe.

Au début des années 1960, un des responsables de l’Inspection du Travail du nouvel Etat du Vietnam évoquera encore la question des travailleurs vietnamiens des Nouvelles-Hébrides, le souhait pour certains d’entre eux de rentrer dans leur pays devenu indépendant, tandis que d’autres s’étaient installés durablement dans ces îles, avaient construit une famille et créé des affaires prospères.

A la fin de son séjour aux Nouvelles-Hébrides, Paul Delamarre est à nouveau victime de fièvres qui retardent son retour. Il rentre finalement en février 1926. Le consul de France à Hong Kong annonce, par télégramme, son retour à Hanoï sur le prochain bateau, en signalant également la présence à bord de Somerset Maugham, écrivain anglais, qui est accompagné de son compatriote Haxton. Celui-ci est souvent qualifié de « secrétaire » ou de compagnon, avec certains sous entendus quant aux relations qu’il entretient depuis plusieurs années avec Somerset Maugham.

 

Somerset Maugham

Somerset Maugham est à cette époque, un écrivain célèbre, souvent surnommé le Maupassant britannique, qui excelle notamment dans la rédaction de nombreuses nouvelles, pièces de théâtre et romans qui connaissent un très grand succès littéraire. Né à Paris en 1874, où son père était en poste à l’Ambassade de Grande Bretagne, il passe ses premières années en France et se retirera sur la Côte d’Azur à partir de 1946, jusqu’à sa mort survenue en 1965. Il connaît bien la société française et parle la langue française, dont il manie les finesses avec humour. Devenu orphelin, il passe son adolescence en Grande Bretagne. Il achève des études de médecine, et exerce peu de temps. Pendant la première guerre mondiale, il sera un moment agent secret. Par la suite, il mettra à profit son goût prononcé pour les voyages. Les longues traversées en mer, la description des personnages et des intrigues qui se nouent dans ce cadre, reviennent souvent dans ses œuvres, à côté de la description d’une société coloniale qu’elle soit britannique ou néerlandaise, qui paraissait immuable, installée en Extrême-Orient et en Océanie. Si plusieurs de ses nouvelles sont consacrées à la vie des Européens sur les plantations de Malaisie et des Indes Néerlandaises, aucune ne parle des plantations mises en valeur par des Français en Indochine. Il n’a pas dû en visiter lors de ses voyages. Dans ses récits de voyage, il fait parfois le portrait de passagers français à bord des bateaux qu’il emprunte. L’un d’entre eux est un administrateur colonial français, ancien officier de marine reconverti, marié rapidement sur le tard pour répondre à une des caractéristiques requises ou supposées l’être de son nouveau poste. Il donne de l’administration coloniale française de l’époque un côté bon enfant.

On peut facilement imaginer les conversations, certainement en français, qu’ont pu échanger à bord lors de ces quelques jours de voyage entre Hong Kong et Hanoï, Somerset Maugham et Paul Delamarre.

 

Cambodge, le travail dans les plantations

Paul Delamarre rentre très fatigué de cette mission qui a duré finalement près de dix mois. Il a, entre temps, été nommé Commandeur du Trésor Sacré du Japon, en janvier 1926, cette décoration est probablement à relier avec son voyage effectué en Nouvelle-Calédonie à bord d’un bateau japonais.

Fin juillet 1926, il demande à bénéficier d’une permission, s’expliquant au Résident Supérieur du Tonkin, dans les termes suivants : « Me trouvant depuis quelques temps fatigué par les chaleurs d’été succédant, à peu d’intervalle à celles que j’ai supportées dans l’hémisphère austral, j’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien m’accorder une permission de trente jours à solde entière à compter du 7 août prochain pour en jouir à Chapa. ».

Lieu de villégiature bien connu à cette époque, c’est une station climatique d’altitude, située à 1 500 m, recommandée tout particulièrement aux familles qui arrivent d’Europe et qui y trouvent une température plus fraîche que dans le delta, ainsi qu’aux personnes fatiguées ou surmenées. Un sanatorium a d’ailleurs été installé non loin de là. Le chemin pour y accéder n’a pas encore été aménagé. Un guide touristique de la région, publié en 1927, explique que la route ne permet pas encore d’utiliser des pousse-pousse et qu’il faut louer les services de quatre hommes à 2 piastres 50 la journée, chacun, pour y être transporté en chaise à porteur. Le trajet nécessite 6 à 7 heures. On peut aussi s’y rendre à cheval, mais c’est moins original et sûrement plus fatiguant pour la personne qui se déplace. La route est particulièrement pittoresque puisque l’on traverse des zones habitées par les tribus Yai en plaine, et des Yao et Miao en montagne, au milieu de forêts de bambous. Ce séjour est aussi très sûrement, un moyen diplomatique de s’éloigner d’Hanoï et de certaines tensions que Delamarre a relevé autour de lui depuis son retour de mission.

Une fois rentré de son congé, les choses ne s’arrangent pas pour Paul Delamarre. Il découvre que pendant son absence, le 18 août 1926, le Résident supérieur au Tonkin dont il dépend directement, a rédigé une observation peu plaisante à son sujet, à l’occasion de sa notation : « A la suite de circonstances sur lesquelles, j’ai à plusieurs reprises attiré l’attention du Gouverneur général, j’ai dû me priver entièrement des services de ce fonctionnaire en qui je ne pouvais plus avoir la moindre confiance ». On ne connaît pas précisément les circonstances évoquées, car aucun document ne figure à ce sujet, à cette date, dans son dossier administratif. Cette opposition de personne doit être particulièrement violente.

Toutefois, le Gouverneur général ne confirme pas cette observation, bien au contraire, quand il pose sa propre appréciation « Monsieur Delamarre vient de recevoir une lettre de félicitations du Ministre à la suite d’une mission aux Nouvelles-Hébrides, remplie avec beaucoup de tact, d’expérience et de dévouement. J’ai eu moi-même ce fonctionnaire sous mes ordres et me suis plu à reconnaître les excellentes qualités. Il est regrettable qu’un malentendu persistant entre le Résident Supérieur au Tonkin… la suite est illisible… sur les services d’un fonctionnaire de grande valeur ».

Les semaines qui suivent vont se dérouler dans un climat très tendu. Début octobre 1926, Paul Delamarre demande à ce que lui soit communiqué son dossier personnel, sentant qu’il va faire l’objet d’une mutation d’office.

Le 21 octobre 1926, il est affecté comme inspecteur des affaires politiques et administratives au Cambodge. Cette nomination pour Paul Delamarre n’a rien de déshonorant, elle le place à un poste de même nature que celui qu’il occupe au Tonkin, sans les inconvénients, c’est à dire la présence du Résident Supérieur avec lequel il entretient une inimitié persistante. Delamarre fait contre mauvaise fortune bon cœur en se disant que cette affectation lui donnera peut-être l’occasion de visiter les temples d’Angkor.

Paul Delamarre va se retrouver quelques mois à Phnom Penh. Le Cambodge est à cette époque, un peu isolé du grand centre de décision administratif de l’Indochine qu’est Hanoï et du centre économique que représente Saïgon. 243 kilomètres séparent Saïgon de Phnom Penh. A la fin des années 1920, la capitale du royaume khmer compte 76 000 habitants. La population est assez variée avec 31 000 cambodgiens, aux côtés desquels cohabitent 900 européens, 20 000 chinois du Sud, 19 000 annamites, 3 700 malais et 216 hindous. C’est la capitale du royaume depuis 1434, depuis cette période d’autres autorités s’y sont implantées : le protectorat français avec sa Résidence supérieure, des tribunaux et un vicariat apostolique. Les services du protectorat sont situés au bord du fleuve, le Mékong, non loin d’un débarcadère qui permet d’accoster facilement.

Très vite, Paul Delamarre va retrouver ses sujets de prédilections : les plantations d’hévéas se sont développées sur les terres rouges et grises du pays, elles emploient une main-d’œuvre qui parle une langue qu’il maîtrise parfaitement, l’annamite. Ses rapports avec le nouveau résident supérieur sont meilleurs : il est lui aussi préoccupé du sort réservé aux travailleurs sur les plantations. Quelques mois avant l’arrivée de Delamarre, en octobre 1925, il a lancé une enquête importante, à l’échelle du pays tout entier, mobilisant ses subordonnés, les résidents, par voie de circulaire publiée au Bulletin administratif du Cambodge pour leur demander de collecter des informations très diverses : trois questionnaires et cinq tableaux à compléter qui abordent les thèmes des accidents du travail, du contrat de travail, les modalités de recrutement, l’existence ou non d’organisations patronales. Le résultat de cette enquête n’a pas été malheureusement conservé dans les archives, mais on imagine par la précision des questions posées, la curiosité de la personne qui a rédigé cette circulaire sur le monde du travail des plantations. On sait que par la suite, Paul Delamarre travaille très sérieusement sur cette enquête qui lui fait visiter les plantations dans le royaume et toutes sortes de concessions agricoles. Il prépare une nouvelle réglementation de la main-d’œuvre et du travail.

Dans le cadre de ses tournées de contrôles sur les plantations du Cambodge, il va aussi rédiger un rapport très complet dont des passages très importants ont été conservés après bien des péripéties. C’est un rapport plein de détails, sur la vie quotidienne, les conditions de travail et l’atmosphère qui règne dans les plantations. Il explique que les conditions de vie et de travail sont encore plus dures que celles qu’il a pu observer lors de sa mission aux Nouvelles-Hébrides. Voici les passages de ce rapport qui sont parvenus jusqu’à nous :

 » … Le travail lui-même n’est pas pénible, mais les bambous, une fois coupés dressent sur le sol une multitude de tronçons aux pointes taillées en biseau, qui rendant la marche sur le terrain extrêmement dangereuse, surtout pour des coolies qui n’ont ni souliers, ni jambières.

 

Le directeur de la plantation de Mimot, lorsque je lui ai demandé quelles étaient les heures de travail, m’a dit que l’appel avait lieu à 5 heures 30, le départ du cantonnement vers 6 heures et que le travail cessait à 11 heures pour reprendre à 12 heures 30 à 17 heures, les coolies prenant leur repas à midi sur place.

Or les dépositions des coolies recueillies concordent toutes pour affirmer que les heures de travail sont les suivantes : réveil à 3 heures du matin, rassemblement à 4 heures. Comme il y a un millier de coolies à rassembler il est certain que le départ ne doit pas avoir lieu avant 4 heures 30 ; le repos accordé vers le milieu de la journée a bien une durée de 1 ½ heure ; mais les coolies assurent ne revenir qu’à la nuit tombée. Même en acceptant les horaires indiqués par M. d’U…, on obtient le total suivant :

De 5 heures 30 à 11 heures ……………………………………………………………..   5 heures 30

De 12 heures 30 à 17 heures ………………………………………….…………………  4 heures 30

__________

 

Total ………………………………………………………………………………………………           10 heures

 

A ces heures, comme les coolies travaillent à 5 ou 6 kilomètres du cantonnement, il faut ajouter 1 1/2 heure de route à raison de 4 kilomètres à l’heure. Le coolie passe donc soit au travail, soit en chemin pour se rendre au chantier 11 à 11 heures ½. Contrairement au contrat de la Compagnie du Cambodge et à l’arrêté sur la main-d’œuvre en Cochinchine, il n’est pas spécifié qu’il s’agit de 10 heures de travail effectif. Il est excessif d’imposer 11 heures à 11 heures ½ de travail ou de marche à l’occasion de ce travail à un ouvrier, encore plus à une ouvrière ; le contrat pour les Tonkinois engagés pour le Pacifique comporte 9 heures de travail effectif, et le délai de 1 heure en tout dans la journée pour se rendre au travail et en revenir à raison de 5 kilomètres à l’heure. Passé ce délai qui porte la durée du travail et de la marche à 10 heures au total, tout temps passé en route doit être défalqué dans les heures de travail dues.

 

Salaires Retenues Amendes Nourriture. – Aux termes du contrat, la journée de travail est payée pour les hommes 0,40 piastres et pour les femmes 0,30 piastres ; les jours de repos et de chômage dus à des cas de force majeure, ne donnent pas droit aux salaires, à condition qu’ils ne dépassent pas plus de 6 jours par mois.

 

Cette dernière disposition a un caractère léonin et il est regrettable que l’administration du Cambodge ait copié textuellement cette clause comprise, dans le contrat des plantations de Mimot pour les coolies qu’elle a engagé en vue des travaux de la route longeant le Mékong, de Kratié à Sembor.

Le coolie étant lié pour trois ans, par un contrat qui lui interdit de travailler pour un autre employeur pendant cette durée, il est indiqué de la part de celui-ci de ne pas le payer, quand il est obligé au chômage. Une pareille clause ne peut s’appliquer qu’à la main-d’œuvre libre. Les coolies engagés à 0,40 piastre par jour n’ont pas réfléchi qu’avec les retenues qui leur sont faites pour la fourniture du riz, le remboursement des avances, les jours de repos non rémunérés, et en plus, des amendes, ils seraient loin de toucher 18 piastres par mois.

Voici en réalité, ce qu’ils ont touché depuis leur arrivé à Mimot : d’après un relevé fait sur les livres de comptabilité de la Société, les chiffres donnés sont ceux qui concernent les coolies dans une situation normale ; il n’est pas tenu compte des payes réduites, des absents ou des malades.

 

1ère quinzaine de janvier (10 journées de travail) :

Piastres

 

10 journées à 0,40 piastres…………………………………………..……………………………….  4,00

A défalquer…………………………………………………………………………………….  1 de riz

Remboursement d’avances………………………………….…………………………….. 0,50

______

Reste à toucher………………………………………………………………………………………….  2,50

2ème quinzaine de janvier (16 jours moins deux jours de repos = 14 journées de travail) :

Piastres

14 journées à 0,40 piastres…………………………………………………………………………..  5,60

A défalquer…………………………………………………………………………………….  1,10 de riz

______

Reste à toucher……………………………………………………………………………………………. 4,50

Total des salaires du mois de janvier : 7 piastres

 

 

1ère quinzaine de février (15 jours mois 5 jours de Têt non payés = 10 journées de travail) :

 

Piastres

 

10 journées à 0,40 piastres…..………………………………………………………………………… 4,00

A défalquer………………………….………………………………………………………….. 1,10 de riz

………………………………………………………………………………………………………. 0,90 d’avances

______

Reste à toucher……………………………………………………………………………………………. 2,00

 

2ème quinzaine de février :

Piastres

 

11 journées ……………………………………………….………………………………………………. 4,40

A défalquer………………………………………..…………………………………………… 1,20 de riz

…………………………………………………….……………………………………………….. 1,00 d’avances

______

Reste à toucher………………………………………………….………………………………………… 3,00

 

Ces trois piastres à toucher pour quinze jours ont encore été diminuées et ramenées à 2 piastres pour la majeure partie des coolies, par le fait d’une amende appliquée sur l’ordre du directeur.

Cette amende de 1 piastre a vivement irrité les Tonkinois en raison de son caractère presque général et de son taux excessif. De plus, elle a été infligée parce que les coolies, qui n’ont ni chapeau, ni manteau de pluie (les chapeaux en latanier sont hors de prix et les manteaux en paillote sont introuvables à Mimot), avaient abandonné le travail lors d’une averse. Or, il serait équitable, si la société Mimot veut obliger ses coolies à travailler par temps de pluie – et pendant la saison des pluies, cela sera inévitable – qu’elle fournisse gratuitement les manteaux et les chapeaux indigènes, puisqu’ils sont nécessités par la nature du travail exigé.

Le directeur de Mimot l’a si bien compris qu’il a commandé des manteaux et des chapeaux en paillote, qui viennent, paraît-il d’arriver, mais dont il retiendra le montant sur le salaire des coolies.

Avec un salaire de trois piastres par quinzaine et de 4 piastres lorsque les avances seront remboursées (on a vu que ce serait dans un an environ), le coolie, peut-il se procurer sur place, une nourriture suffisante, ainsi que les vêtements et les objets usuels indispensables ?

C’est là une grande question, celle qui prime toutes les autres, car un coolie dont la nourriture est déficitaire, sera moins résistant aux maladies, notamment le paludisme, et sera démoralisé. Les exhortations des surveillants deviennent alors insuffisantes, d’où causes d’irritation et de coups.

Dans ce cas, les équipes n’ont devant elles que trois solutions : la fuite, la rébellion ou l’effondrement dans des maladies de carence. Un travailleur agricole dépense dans une journée de travail normale, 45 calories par kilo de son poids. Un annamite en bonne santé pesant en moyenne 65 kilos, il faut donc assurer aux engagés des plantations une nourriture fournissant 2.925 calories, soit 3.000 en chiffres ronds pour tenir compte des fatigues dues au climat et des longues heures de travail. Encore est-il nécessaire que dans son alimentation, figurent une proportion suffisante de produits frais contenant des vitamines qui assurent l’assimilation.

La circulaire ministérielle du 22 février 1924, relative aux mesures de protection sanitaires à appliquer, sur tous les chantiers publics ou privés de travailleurs indigènes dans toutes les colonies spécifie que la ration doit être obligatoirement servie en nature, dès le premier jour de recrutement, et que son taux est celui des troupes indigènes. Elle doit comprendre une ration normale et une ration forte.

Or la ration des tirailleurs tonkinois donnent des quantités de calories suivantes :

 

Calories

 

Ration normale à l’intérieur …………………………………………………………………………… 2.907

Ration normale aux armées ……………………………………………………….………………….. 3.045

Ration forte aux armées …………………………………………………………..……………………. 3.582

Il est ajouté à cette ration une prime de 0,40 piastre à l’intérieur, 0,14 piastre aux armées, pour permettre à l’homme de se procurer des aliments et condiments complémentaires (Bulletin Officiel des Colonies, 1923 p. 3 589).

 

Les ouvriers tonkinois employés sur les plantations, peuvent être assimilés pour la ration, aux tirailleurs aux armées, ration normale.

Les coolies employés sur les plantations de Mimot reçoivent de la Société, une ration de un sac de 100 kilos de riz par quinzaine, au moment de la paye pour huit personnes.

Avant la désertion des 280 coolies, en février, le même sac n’était donné que pour 10 hommes ; 100 kilos de riz pour dix hommes et pour quinze jours font une ration journalière de 666 grammes de riz donnant 2.297 calories. Il y a donc un déficit de : 3.000 – 2.297 = 703 calories, et comme, on le verra plus loin, les vivres sont rares à Mimot et forts chers ; les coolies se trouvaient insuffisamment nourris, c’est donc à juste titre qu’ils réclamaient sur ce point.

Mais le coolie n’est pas une machine agricole qui fonctionne avec le riz ; il a besoin d’autres aliments et d’autres objets de première nécessité. La société de Mimot ne s’était pas préoccupée de cette question et M. d’U…., que j’avais interrogé sur le pouvoir d’achat du salaire distribué à ses coolies, m’a simplement déclaré qu’ils touchaient suffisamment pour se procurer les  » petites cochonneries  » qu’ils ajoutaient à leur riz.

Mais le campement de Khchéay est situé en pleine forêt, 12 kilomètres du poste de garde indigène de Mimot, qui lui même est à 90 kilomètres de Kompongcham. A Khchéay, il n’y a aucun marché, pas plus d’ailleurs qu’à Mimot.

Auprès du campement des coolies de Khchéay, on trouve trois boutiques, dont une seule réellement approvisionnée est tenue par la femme d’un tâcheron qui opère des défrichements de forêt pour le compte du Syndicat de Mimot. Les prix de cette boutique, faute de concurrence sont absolument excessifs et de beaucoup supérieurs à ceux pourtant déjà très élevés pratiqués à Mimot qui n’est qu’à 12 kilomètres de Khchéay.

………………………………………………………………………………………………….………………………………………..

Habitations. – Ils (les logements des coolies) sont constitués pour le campement principal de Khchéay, par dix longues maisons, aux cloisons de bambous tressés, couvertes en paillote ou en tôle ondulée. Les maisons sont disposées en deux rangées parallèles de cinq maisons, chacune réservant une vaste esplanade dans l’intervalle.

Chacun de ces bâtiments peut contenir une centaine de coolies. A l’intérieur, chaque cloison est longée par un bat-flanc en bambou tressé sur lequel, avec des claies de même nature, les coolies se sont aménagé de petites chambres. Bien qu’il faille tenir compte du caractère provisoire de ce camp, les habitations dont il est formé présentent des défectuosités auxquelles il est nécessaire de remédier, ce qui sera facile avec un peu de bonne volonté.

Les toitures ne sont pas suffisamment étanches : celles qui sont en paillote ne sont pas assez épaisses et présentent des gouttières en certains points. Les toitures en tôle ondulée sont surtout défectueuses pour la raison qu’aucun faîtage n’a été établi. Les tôles qui couvrent les deux pentes du toit laissent au sommet un intervalle large comme la main, par où pénètrent les averses. De plus, les habitations ayant été construites à raz de terre, l’eau de pluie qui se répand sur le plateau, les envahit et transforme le sol en boue, ainsi que j’ai pu m’en convaincre en visitant les campements, le 16 mars au matin, par une forte pluie. Il suffirait de remblayer légèrement le sol des maisons et de creuser tout autour des caniveaux pour l’écoulement des eaux.

Les abords du cantonnement sont sales ; des myriades de mouches volent sur le plateau et importunent les gens qui s’y trouvent. Bien que le directeur de Mimot affirme que ces mouches apparaissent toujours sur les terrains où l’on a défriché la forêt de bambou, je n’ai point vu de mouches le long de la route qui traverse les défrichements, tandis qu’elles fourmillent sur la partie du plateau de Khchéay, couverte d’une importante agglomération de coolies dont l’hygiène n’est pas suffisamment assurée.

 

Eau potable et ablutions. – Les coolies se sont plaints unanimement du manque d’eau. Le plateau sur lequel est installé le cantonnement surplombe, avec une pente praticable, mais assez raide, un vallon où se trouve, à 60 mètres environ en contre-bas, une source qui fournit toute l’alimentation en eau du groupement.

J’ai été frappé à mon arrivée par le fait que devant chacune des dix grandes cases ne se trouvait comme réserve d’eau potable qu’une petite touque d’eau. M. d’U… a expliqué, qu’il avait, au début, distribué pour le transport de l’eau, quatre touques par équipes de 30 coolies, mais que les porteurs d’eau en avait vendu une partie. Le transport d’eau est assuré le matin, et le soir, au retour du travail, les coolies doivent aller chercher l’eau qui leur est nécessaire. Or, étant donné l’heure tardive à laquelle ils reviennent et le nombre d’heures de travail qu’ils fournissent, on comprend qu’ils hésitent à descendre et à remonter un mamelon de 65 mètres.

Les coolies, faute d’eau pour les ablutions auxquelles ils ne peuvent procéder qu’en se rendant à la source, en bas du mamelon, sont sales, atteints de gale en grand nombre, et couverts de vermine, aussi bien sur la tête que sur le corps. Si le moral était meilleur et s’ils avaient plus de temps disponible, ils feraient l’effort pour se maintenir propres, mais il est à remarquer que, lorsque des équipes sont placées dans des conditions défavorables et sont découragées, elles négligent les soins de propreté et se laissent tomber dans un état de saleté répugnant comme c’est le cas à Mimot.

Dans les régions paludéennes, les ablutions à l’eau froide déterminent chez les individus en période d’incubations, des accès de fièvres immédiats ; les coolies attribuent ces accès à la nocivité de l’eau et ne se lavent plus. D’autre part, les cas de dysenterie dont j’ai eu la constatation à Mimot  permettent de se demander si l’eau de la source située en contre-bas du cantonnement et que rien ne protège, n’est pas polluée par les excréments des nombreux coolies du camp qui ne disposent pour satisfaire leurs besoins naturels, que de trous creusés sur les pentes conduisant à la source.

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Sévices, Punitions corporelles. – L’ensemble de la main-d’œuvre est dirigée par M…., Belge de 23 ans, assistant de plantation. Les coolies se sont plaints d’un régime de brutalité auquel ils étaient soumis, tant de la part de M.V…, dont ils signalaient tout spécialement la méchanceté, que des surveillants placés sous ses ordres. Ainsi que je l’ai expliqué au début de ce rapport, j’ai enquêté uniquement sur les plaintes qui m’ont été faites spontanément et qui étaient corroborées par des traces de coup évidents, par conséquents récents. Toute autre procédure risquerait d’entraîner des enquêtes interminables où l’esprit de vengeance poussant à l’exagération ne serait plus tempéré par la mise au point que permet la constatation matérielle des coups.

Les déclarations déposées au cours de l’enquête menée sur les plantations de Mimot les 27 et 28 mars ont permis d’établir les faits suivants :

 

1° Punition de vingt coups de rotin chacun infligé à une douzaine de coolies : Le 21 mars, après l’appel du matin, entre 4 h. 30 et 5 heures, une douzaine de coolies enfuis de la plantation, ayant été rattrapés et sur l’ordre de M. d’U…, directeur du syndicat de Mimot, ont reçu chacun vingt coups de cadouille donnés par les caïs ou les surveillants. M. V… a déclaré qu’il avait procédé à cette exécution par ordre, que d’ailleurs les coolies avaient été avisé que tout déserteur recevrait vingt coups de rotin.

Ce fait a été reconnu dans sa déclaration du 26 mars par M. d’U… C’est d’ailleurs par M. V. que je l’ai appris ; les coolies lors de l’enquête ne me l’ayant pas dénoncé.

 

2° 26 coups de nerf de bœuf donnés à Lê-Van-Tao par M. V… : La nuit même qui suivit cette exécution collective, trois autres coolies tonkinois s’évadaient à nouveau. Seul un nommé Lê-Van-Tao n°649, originaire de Cu-Thong, Huyen Cat Giang (Haiduong) âgé de 33 ans, qui s’est engagé pour pouvoir envoyer des subsides à sa femme et à ses trois enfants restés au Tonkin, put être repris.

Rattrapé immédiatement, il était conduit par un caï et deux surveillants à M. V… à 11 heures du soir. Celui-ci qui occupe une chambre du pavillon du directeur, M. V…, donna l’ordre de l’attacher à une colonne de la vérandah en lui faisant passer les deux bras autour de la colonne et lui réunissant les mains avec des menottes dont la direction possède un certain nombre. Lê-Van-Tao, toujours avec les menottes, devant les coolies rassemblés pour l’appel sur la place du campement.

Il donna l’ordre au Caï de l’équipe de Lê-Van-Tao, nommé Lê-Van-Toan, de le tenir par les pieds et à un autre Annamite qui n’a pu être identifié – personne n’ayant voulu ou oser le dénoncer – de le tenir par les mains. De la déposition de Lê-Van-Tao, ainsi que de nombreux autres (Thiên-Khan, n°645, Van-Thinh, n°642 et 16 autres témoins), il semble ressortir que Tao était ainsi suspendu en l’air à environ 20 centimètres du sol, son pantalon lui ayant été retiré. Cependant, la déposition du caï Tuân sur ce dernier point n’est pas concordante. Comme il ne faisait pas encore jour, la scène se passait à la lueur d’une lampe à pétrole. Ainsi maintenu, Lê-Van-Tao reçut de M. V…, opérant lui-même, 26 coups de nerf de bœuf qui entamèrent la peau en provoquant des plaies qui suppuraient quand j’ai examiné ce coolie, le 27 mars (voir constatations médicales ci-jointes) ; Lê-Van Tao fut alors envoyé au travail et n’a pas été  pansé. Le Caï Lê-Van-Toan qui a assuré l’avoir tenu par les pieds, a déclaré que s’il a agit ainsi, c’est parce qu’il avait obéi au chef, M. V… qui l’avait plusieurs fois frappé aussi.

  1. V… a reconnu les faits concernant le nommé Lê-Van-Tao, tout en ramenant à 20 le nombre de coups de nerf de bœuf, quoique sur le chiffre de 26, les déclarations des 18 témoins concordent avec celles du plaignant.
  2. V… m’a présenté son nerf de bœuf qu’il dit avoir employé en cette occasion de sa propre initiative à la place du rotin. J’ai vu un certain nombre de nerfs de bœuf, dans ma mission aux Nouvelles-Hébrides, mais étant d’une matière plus résistante, ils étaient tous intacts. Celui-ci était tellement usé du bout et effiloché que je ne pus m’empêcher d’en faire la remarque à ce jeune homme qui me répondit de façon quelque peu impertinente : « qui vous a dit qu’il était neuf ? Cela n’indique pas qu’il se soit abîmé sur le derrière des coolies ! »

 

3° Corrections à coups de canne donnés par M. V… à trois femmes dont une enceinte et à un coolie : Le 25 mars, vers la fin de la journée, sur un chantier situé à environ 2 ½ kilomètres du village de Dong, l’eau apportée dans les touques par un coolie chargé d’approvisionner les travailleurs en eau potable pendant le travail étant épuisée, quelques uns d’entre eux, assoiffés, abandonnèrent leur tâche pour aller boire. Ils furent rencontrés en route par M. V… venant en sens inverse qui les arrêta successivement sur son chemin et les ramena avec lui sur le chantier. Après une courte enquête, il relâcha ceux qui avaient reçu l’autorisation d’aller boire et retint trois femmes, Ngyên-thi-Tuong, n° 9, âgée de 21 ans, épouse du caï Nguyên-Van, en ce moment à l’hôpital de Kompongcham pour y apprendre le métier d’infirmier ; Nguyen-thi-Liên, n° 1021 veuve âgée de 30 ans, enceinte de six mois, Nguyên-thi-Nhon, âgée de 36 ans, mère de trois enfants, et un nommé Nguyên-Van-Ty, n°312, âgé de 19 ans, célibataire.

  1. V… leur fit signe de se coucher à terre, ce qu’ils firent tous quatre. Avec une canne de rotin, grosse comme le pousse et dont la poignée était entourée de fil télégraphique, il frappa lui-même successivement sur les fesses et sur le haut des cuisses des trois femmes ; d’abord la plus jeune, Thi-Tuong puis Thi-Liên et enfin Thi-Nhon. Elles reçurent chacune dix coups. Arrivé à Nguyên-Van-Thi, M. V… lui fit signe avec le bout de sa canne de retirer son pantalon, ce qu’il fit. Il lui donna alors sur les fesses vingt coups. M. V… explique ce redoublement de vigueur vis-à-vis de Nguyên-Van-Thi par le fait que, ne voulant pas déranger inutilement son surveillant, il lui avait demandé de lui dire sincèrement s’il avait une autorisation pour aller boire, lui promettant, au cas où il mentirait, une  » ration double « . celui-ci ayant menti, M. V…, dit-il, exécuta sa promesse ; M. V… avoue n’avoir donné ou fait donner que trois coups aux femmes et dix coups à Nguyên-Van-Thi. Mais les constatations médicales indiquent que les femmes ont bien reçu dix coups, ce qui confirme leurs dires, et si pour Nguyên-Van-Thi, le médecin n’a relevé que dix ecchymoses larges de 1 ½ centimètre, il a constaté en outre, un éclatement de la peau large de 2 ½ centimètres sur 5 de longueur, qui peut correspondre à plusieurs coups. Les constatations médicales relevant pour les femmes au moins dix coups, la « ration double » infligée par M. V… à Ty devait donc bien être de vingt comme l’a déclaré le patient.

D’ailleurs le porteur d’eau, Tao-Van-Chi, n°261 et le caï Nguyên-Van-But, n°283, qui assistaient à cette exécution ont, par leurs déclarations, confirmé les dires des plaignants quant au nombre de coups donnés par M. V… trois des plaignants, Nguyên-Van-Thy, Nguyên,-Thi-Nhon et Nguyên-Thi-Liên ont affirmé que, pour les battre M. V… s’était servi d’une canne à bout ferré et que pour les frapper, il tenait la canne par le petit bout de façon qu’ils fussent cinglés par la poignée entourée de fil de fer.

Ce fait a été confirmé par le porteur d’eau Tao-Van-Chi. Mais M. V… prétend s’être servi d’une canne en gros rotin, absolument nue, qu’il n’a pu, cependant, présenter pour vérification, car il dit l’avoir perdue ».

 

 

Paul Delamarre ne se contente pas d’effectuer des contrôles. Pressentant la nécessité de mieux réglementer le travail sur les plantations et plus largement sur les exploitations agricoles, industrielles ou minières, il lance une enquête assez vaste au Cambodge, pour mieux connaître les modes de vie, les besoins et les rémunérations pratiquées dans le pays. Les questions posées portent sur le coût de la vie, les valeurs des rations journalières d’un travailleur agricole, le nombre de repas pris par jour, la composition des rations distribuées. L’enquête ne se limite pas aux travailleurs agricoles, mais pour pouvoir disposer d’éléments de comparaison, elle porte aussi sur les prisonniers qui nourris par l’administration et souvent travaillent également pour elle, les malades indigènes, les gardes indigènes, les élèves les plus âgés des établissements d’enseignement, les agents subalternes de l’administration, coolies employés aux travaux publics.

Le 18 juillet 1927, le Gouverneur Général diffuse un rapport au Conseil de Gouvernement de l’Indochine où il expose les motifs qui rendent nécessaires la création d’une inspection générale du travail. Les motifs et objectifs présentés sont multiples :

  • Le développement rapide de la colonisation en Indochine,
  • Les besoins considérables de main-d’œuvre,
  • Les mouvements de population qui en sont la conséquence,
  • La nécessité d’instituer une réglementation complète du travail jugée encore trop insuffisante,
  • Permettre un contrôle des modalités de recrutement de la main-d’œuvre,
  • Assurer une protection morale et matérielle efficace de cette main-d’œuvre,
  • Promouvoir le développement de l’épargne ouvrière et de la protection sociale,
  • Assurer un contrôle de l’emploi qui est fait de la main-d’œuvre recrutée,
  • Coordonner l’action de l’inspection du travail dans les différents pays de l’Union indochinoise.

Ce court rapport est un véritable programme, même s’il n’indique pas que la situation en Indochine a changé, que la contestation s’est développée et radicalisée avec la manifestation d’un patriotisme, surtout au Tonkin et en Cochinchine. Les grèves se sont multipliées. Des partis révolutionnaires apparaissent comme le Viet Nam Quoc Zan Dang, plus connu sous son abréviation VNQZD, ils se lancent dans l’action terroriste. Le VNQZD mène campagne contre le recrutement des coolies au Tonkin à destination des plantations du Sud. Parallèlement les planteurs réclament toujours plus de main-d’œuvre. Pour concilier les demandes renouvelées des planteurs qui avancent de nombreux besoins non satisfaits, il a été confié à un administrateur, Fournier une enquête en 1927. Cette enquête qui a été publiée, conclue à la nécessité pour la Cochinchine et le Cambodge d’introduire à partir de 1928 pour une durée de quatre ans, 25 000 ouvriers supplémentaires chaque année. La situation est devenue assez préoccupante pour les services du Gouverneur général, mais les documents administratifs consultés n’en parlent pas ouvertement.

Une suite à ce rapport va être donnée dès le lendemain, puisqu’un arrêté est signé le 19 juillet 1927 du Gouverneur général Alexandre Varenne, publié d’ailleurs sur la même page du Journal Officiel de l’Indochine que le rapport. Il porte sur la création d’une Inspection Générale du Travail en Indochine. Le 21 juillet, soit deux jours après, le Gouverneur général désigne Paul Delamarre pour occuper le poste d’Inspecteur Général. Tout est allé très vite.

Paul Delamarre est très apprécié de son résident supérieur qui le note en septembre 1927 :    « … Possédant en cette matière (celle du travail sur les plantations) une indiscutable compétence, pratiquant couramment la langue annamite, apportant dans l’exercice de sa charge une remarquable conscience professionnelle, s’est acquitté de ses missions avec beaucoup d’intelligence et de dévouement et n’a pas craint de révéler avec une franchise qui ne manquait pas de courage, dans des rapports très précis et très documentés, tous les abus qu’il lui avait été donné de constater. Monsieur Delamarre vient d’être désigné comme Inspecteur Général du Travail au Gouvernement Général et je suis certain qu’en cette qualité, il est appelé à rendre les meilleurs services au Chef de la Colonie ». Le Gouverneur Général qui l’a déjà soutenu précédemment ajoute pour sa part : « Vient d’être désigné comme Inspecteur Général du Travail, fonctionnaire intelligent, de connaissances étendues, rendra certainement d’excellents services dans son nouvel emploi ».

 

Chapitre 9

 

Inspecteur Général du travail en Indochine 1927 – 1933

 

L’installation, la mise en place de textes nouveaux

C’est dans une atmosphère très favorable que Paul Delamarre aborde ce nouveau poste qui vient d’être créé. Tout est à faire et Paul Delamarre va en faire beaucoup au cours de ces cinq années, un peu trop peut être au goût de certains.

Tout d’abord, il faut mettre en place le service. L’arrêté qui porte création de l’Inspection Générale du Travail en Indochine ne lui fixe que des attributions de portée très générale :

  • L’organisation d’ensemble de la réglementation de la main-d’œuvre, du travail, de l’épargne et de la prévoyance sociale pour l’ensemble de l’Indochine,
  • Le contrôle du mouvement de la main-d’œuvre et des opérations qui s’y rattachent.

On lui donne le pouvoir de procéder sur place à toutes les enquêtes nécessaires et de requérir le concours des agents de tous ordres de l’Administration. Sur le plan fonctionnel, il est rattaché directement auprès du Gouverneur général, tandis que les inspecteurs du travail des divers pays de l’Union restent placés sous la direction et la responsabilité des chefs d’administration locale. Il centralise les rapports des inspecteurs du travail et tous les renseignements ayant trait à la main d’œuvre. Aucun moyen précis ne lui est donné. Comme on dit en pareil cas dans l’Administration, « Ce sera à lui de se créer son propre poste ! ».

Paul Delamarre prend sa tâche très à cœur. Le 25 octobre 1927, soit près de trois mois après sa désignation, trois textes importants sont signés par le Gouverneur général portant sur son domaine de compétence. Ces textes réforment un dispositif instauré dix sept ans auparavant, entre 1910 et 1911.

Le premier texte est un arrêté, de 101 articles, concernant la protection de la main-d’œuvre indigène, d’une application particulièrement large puisqu’elle s’étend à tous les cas où interviennent dans les relations de travail salarié, des travailleurs indigènes des deux sexes, ou asiatiques étrangers, à l’exclusion de la main-d’œuvre javanaise qui reste régie par des textes de 1910 et 1913. Outre les conditions de conclusion du contrat, sont fixées les conditions dans lesquelles s’exercent la surveillance de l’Administration pour la protection des travailleurs et l’exécution des obligations qui découlent des contrats d’engagement. Les agents de contrôle, inspecteurs et contrôleurs du travail, inspecteur général du travail et autres administrateurs effectuent des visites de surveillance des établissement chaque fois qu’ils le jugent convenable, après avoir, nous dit le texte, avisé au préalable l’employeur soit par écrit, soit oralement au moment où ils se présentent. Ils disposent d’un droit de visite des locaux et d’exiger la présentation de toutes pièces et documents. Ils peuvent se faire accompagner d’un médecin ou de tout agent technique jugé utile. Les contrôleurs du travail ont en outre l’obligation d’effectuer, au moins deux fois par an, des visites dans les établissements qui ont recours à de la main-d’œuvre engagée. A cette occasion, ils visent notamment les comptes de pécules. Ils peuvent établir des procès verbaux qui sont transmis aux échelons supérieurs de l’Administration. Inspecteurs du travail et contrôleurs du travail sont tenus, selon les cas, de transmettre chaque trimestre ou semestre des rapports sur leurs activités et la situation du service.

Le texte aborde ensuite les conditions de travail, les salaires et avances, l’hygiène et la sécurité. L’employeur fournit chaque jour au salarié son alimentation. On relève que les préoccupations diététiques sont arrivées en Indochine : outre le poids de chaque composant sec de la ration journalière, riz ou pain, viande ou poisson, légumes, sel, thé, graisse, nuoc mam, le texte précise qu’il doit comporter 3 200 calories par jour et un apport de vitamines. Le Directeur local de la santé se voit donner des compétences dans la surveillance sanitaire du personnel. Les conditions de logement de celui-ci sont précisées, ainsi que l’octroi d’une parcelle cultivable en jardin potager. Pour les collectivités de travail issues d’origines différentes, on prévoit un regroupement des travailleurs et de leurs familles par village et par nationalité. Dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité, la lutte contre le paludisme occupe une place importante, des mesures sont préconisées pour éliminer les étendues d’eaux stagnantes où prolifèrent les moustiques vecteurs de la maladie. Les conditions d’alimentation en eau, la localisation des fosses d’aisance sont précisées. Une infirmerie doit être mise en place. Lorsque l’état des malades le nécessitent, ils doivent être hospitalisées aux frais de l’employeur. En cas de décès, l’employeur doit fournir gratuitement le cercueil et assurer, selon les usages locaux du pays d’origine du travailleur décédé, une sépulture convenable sur un terrain spécialement affecté. Les femmes enceintes employées, bénéficient d’un mois de repos rémunéré après la naissance. Si plus de 50 femmes sont employées sur une même exploitation, l’employeur doit mettre en place une garderie pour les enfants et fournir également le lait et le riz nécessaires à l’alimentation de chacun.

Toutes ces dispositions organisent les modalités de travail et éventuellement de vie, de la naissance à la mort lorsque les circonstances se présentent. La prévision de ces cas de figure dans un tel texte peut s’expliquer à une époque où aucun dispositif de protection sociale n’existe en Indochine.

Le second arrêté du 25 octobre 1927 fixe en 46 articles, les conditions de recrutement de la main-d’œuvre tonkinoise à destination des autres pays de l’Union ou de l’extérieur de l’Indochine dans les entreprises de travaux publics, les exploitations agricoles, industrielles ou minières. Il va, quelques mois plus tard, être étendu à la main-d’œuvre venue d’Annam. Le texte traite à la fois des questions d’emploi et des relations de travail dans le cadre des opérations de recrutement de main-d’œuvre. La concertation des différents services de l’Administration des pays de départ et des pays d’arrivée est une préoccupation omniprésente. Pour organiser le marché du travail, le gouvernement général fixe chaque année, un volume maximum du contingent recrutable au Tonkin. Le Résident supérieur au Tonkin, dans les limites fixées par le gouvernement général autorise après avoir recueilli l’avis de l’inspecteur du travail, les recrutements partiels pour une durée de six mois et en fixe les modalités. Parallèlement l’employeur doit adresser à l’Administration une demande de recrutement avec toutes les précisions nécessaires sur son activité, ses adresse et lieu de travail, niveau d’activité de l’exploitation, conditions de travail offertes, avantages matériels supplémentaires éventuellement proposés, texte du contrat envisagé. Cette demande est visée par l’inspecteur du travail du pays de l’employeur qui certifie l’exactitude des renseignements donnés puis transmise avec son avis au Résident supérieur au Tonkin qui statue sur la demande en informant l’inspecteur du travail du Tonkin et l’Inspecteur général du travail. Sont seuls concernés et autorisés les recrutements des hommes et des femmes de 18 ans accomplis ainsi que les jeunes de 15 à 18 ans s’ils accompagnent leurs parents. On cherche aussi à augmenter la proportion d’emploi des femmes lorsque cela est possible, et à ne séparer à aucun moment les couples et les familles.

Le texte parle ensuite des conditions d’établissement des contrats de travail. La durée maximum de celui-ci est fixée à 3 ans si le lieu de travail est fixé en Indochine, 5 ans si le lieu de travail est fixé à l’extérieur de la péninsule. Le contrat doit être rédigé en français et en quôc-ngu. Il doit comporter au moins quinze mentions obligatoires : outre l’identité des parties, le lieu et la durée du contrat, le nombre d’heures de travail par journée ainsi que la substitution éventuelle de la tâche à la journée, le nombre des jours de repos avec indication de ceux qui donnent ou ne donnent pas droit au salaire, le montant et les modalités de paiement du salaire, le droit au logement et aux soins médicaux, à la nourriture et aux vêtements dans les conditions en vigueur, le droit au rapatriement, précisions sur le pécule… ainsi que la photographie et les empreintes digitales de l’engagé. Chaque conclusion de contrat donne lieu au paiement par l’employeur d’une piastre au profit de du budget local du Tonkin. Un système de fiches est mis en place pour permettre aux services de l’immigration des pays de départ et d’arrivée, de suivre les intéressés : les préoccupations de police ne sont jamais loin.

Le texte précise ensuite les conditions matérielles du voyage, le passage d’une première visite médicale d’aptitude à la charge du recruteur. A cette occasion, le médecin doit procéder à la vaccination obligatoire contre la variole et de manière facultative contre la typhoïde, la peste et le choléra. Cette visite de sélection et d’aptitude est l’occasion d’exercer des actions de médecine préventive. Au moment de l’embarquement et au départ de Haïphong, une contre visite médicale gratuite est organisée par un médecin de l’administration qui effectue la seconde injection des éventuelles vaccinations.

Avant l’embarquement, chaque engagé reçoit gratuitement précise, encore le texte, aux frais de l’employeur, une couverture, un complet pour les hommes et les femmes composé d’une veste et d’un pantalon, un manteau de paille et un chapeau « du modèle indigène ».

Le texte par les détails qu’il fixe et les obligations nouvelles qu’il impose aux recruteurs et aux employeurs n’a pas été du goût de ceux-ci. Ils n’ont pas manqué de se plaindre de la rapidité de sa promulgation et de l’absence de concertation préalable.

Le troisième arrêté du 25 octobre 1927 institue un pécule individuel en faveur des travailleurs indigènes recrutés par contrat pour servir dans les exploitations agricoles, industrielles, minières ou commerciales des pays de l’Union indochinoise. Il s’agit d’une institution assez originale, mise en place au profit d’une catégorie que nous appellerions maintenant des travailleurs migrants. Chaque mois, une retenue de 5% du salaire net est effectuée sur le salaire du travailleur. L’employeur pour sa part, apporte une contribution de même montant. Cette somme est transformée en timbres spéciaux émis par les Postes de l’Indochine. Les timbres sont collés sur le livret de travail du salarié. S’il le souhaite, le salarié peut dépasser les 5% de retenue et acheter d’autres timbres qui seront eux aussi collés sur son livret de travail. A l’échéance de son contrat de travail, le contrôleur du travail arrête la somme définitive de l’épargne et appose la mention « bon à payer ». Le travailleur va alors dans un bureau de poste situé au choix, soit à proximité de son lieu de travail, soit dans la région d’origine où il est retourné, récupérer la somme épargnée enrichie de la part patronale, en présentant simplement le livret et une pièce d’identité. Le travailleur peut disposer de cette épargne avant l’échéance de son contrat de travail dans le cas où surviennent des évènements familiaux particuliers qui, nous dit le texte, nécessitent l’accomplissement de rites et de coutumes. Il s’agit du mariage, du décès des ascendants, du conjoint ou des enfants, si ceux-ci vivent avec lui.

L’intérêt de ce dispositif d’épargne est qu’il est rendu possible par une zone monétaire unique, celle de la piastre, une administration des postes et télégraphe unique à toute l’Indochine chargée de la collecte et de la distribution. De plus, l’inflation au cours de cette période est modérée. Pour le travailleur, c’est l’assurance de pouvoir disposer, au terme du contrat de travail qu’il a signé, alors que n’existent ni assurance chômage, ni retraite, d’une somme, qui ne supporte pas de commission de change, qui peut lui permettre de débuter une petite activité ou acheter un lopin de terre à cultiver. Il s’agit d’une forme peu coûteuse pour l’Etat, limitée aux frais de gestion de cette collecte d’épargne non rémunérée, d’aide au retour et à la réinstallation du travailleur migrant. Les planteurs voient d’un assez mauvais œil la mise en place de cette nouvelle institution et ne manquent pas de le faire savoir. Pour eux, c’est une charge supplémentaire à financer. Ils ne comprennent pas que cette épargne confiée au service des postes, leur échappe, sortant ainsi de leur trésorerie. Dans des requêtes formulées auprès du Gouverneur Général, ils proposent que l’épargne collectée à travers le pécule reste dans la trésorerie de la plantation affectée sur un compte, au besoin en apportant une garantie bancaire, jusqu’au terme du contrat de travail. Delamarre sera chargé d’apporter la réponse, il justifiera ses choix par le fait que le pécule est constitué d’une contribution égale du travailleur et de l’employeur, et non de l’unique contribution de l’employeur, que cette somme constitue un salaire différé et ne peut être retenue entre les mains de l’employeur. De plus, en cas de difficultés financières graves de la plantation, les ouvriers se verraient privés de leur pécule, les banques ne manqueraient pas de s’emparer des fonds qui leur sont confiés. Ce dispositif va fonctionner en Indochine, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Il sera alors supprimé : de nombreux livrets de travail ont disparu des plantations au moment du coup de force japonais du 9 mars 1945, des timbres ont également été volés dans les bureaux de poste et dans les services du personnel des plantations. L’inflation a aussi anéanti l’effort d’épargne consenti par les travailleurs.

Ces textes avant d’être promulgués par le Gouverneur Général sont examinés lors des réunions du Conseil de Gouvernement où siègent les notables de la colonie. Ceux-ci sont souvent peu favorables aux réformes susceptibles de porter atteintes à leurs intérêts économiques et proposées par l’Administration. Les membres proposent souvent d’apporter une certaine souplesse dans l’application des projets présentés. Les comptes rendus de ces réunions ont été conservés dans les archives. Les propos retranscrits dépeignent bien l’atmosphère. Paul Delamarre a du mal à se plier à ce type de négociations qui se déroulent à fleuret moucheté, sous l’œil du Gouverneur Général qui sait que son maintien dans le poste envié qu’il occupe, dépend aussi du bon vouloir de ces notables. L’un d’entre eux, Henri de Montpezat, est haut en couleur et appartient à la génération des pionniers, arrivé en Indochine en 1892 où il prend tout de suite une part active à la vie politique locale. Il n’est plus revenu en France depuis 1913 et a construit un véritable empire industriel en Indochine : A sa mort en 1929, ses fils découvrent dans la succession un véritable inventaire à la Prévert avec 40 000 hectares de plantation de riz, café, thé, des filatures de cotons, des rizeries, des mines de charbon, des caboteurs pour le transport des céréales, une écurie et 150 chevaux de courses ainsi qu’un journal, « La volonté indochinoise » où son propriétaire ne manque pas de donner son avis sur ce qui se dit dans la colonie et critiquer les travers du monde politique et administratif. Se présentant comme le défendeur des intérêts français, il s’intéresse aussi aux droits des indigènes, allant jusqu’à soutenir certaines réformes proposées par l’Administration. Ses propositions qui se veulent pragmatiques et réalistes ne sont pas toujours du goût des hauts fonctionnaires qui gravitent autour du Gouverneur général. Ce portrait a été dépeint dans un livre « Destin oblige » écrit par son petit fils, homonyme, devenu Prince Consort de Danemark.

A côté de la mise en place de textes nouveaux, Delamarre décide, par circulaire, de l’établissement d’une enquête annuelle sur la population ouvrière et les salaires. Cette enquête mobilise non seulement les inspecteurs du travail mais tous ceux qui effectuent des missions d’inspection du travail. La méthode utilisée est assez pragmatique : A partir de la liste des entreprises agricoles, minières, industrielles et commerciales, recensée par la Direction des affaires économiques de l’Indochine, les inspecteurs du travail sont chargés de collecter, de préférence à l’occasion de leurs contrôles, les données sur les effectifs ouvriers employés et les salaires pratiqués. L’objectif de cette enquête est de connaître de manière plus précise « l’emplacement, la répartition, l’importance des groupements de travailleurs salariés et de pouvoir déterminer le mouvement de cette population ouvrière, son accroissement ou sa diminution dans les centres ou les régions où elle est employée ». Ces informations sont destinées à aider les services de l’Inspection générale du travail à connaître au plus près la situation d’ensemble, les évolutions prévisibles dans un contexte social déjà mouvementé.

Parvenu au poste d’inspecteur général, Paul Delamarre ne néglige pas pour autant les sujets et dossiers liés aux questions de travail dans lesquels il s’est impliqué personnellement au cours des années précédentes. Il n’oublie pas le sort des travailleurs annamites qui continuent à aller travailler en Nouvelle-Calédonie et aux Nouvelles-Hébrides. Comme le Gouverneur de Nouvelle-Calédonie est peu disert dans les réponses qu’il adresse aux courriers écrits de la main de Delamarre que lui adresse le Gouverneur Général de l’Indochine, Paul Delamarre envoie un de ses anciens collègues, inspecteur des affaires politiques et administratives en mission d’inspection en Nouvelle Calédonie et aux Nouvelles- Hébrides en 1929. Celui-ci constate dans son rapport que la situation n’a guère évolué. Paul Delamarre essaye aussi d’améliorer directement les conditions sanitaires des travailleurs envoyés aux Nouvelles- Hébrides. Il forme le projet d’y faire nommer un médecin diplômé de l’Ecole de médecine d’Hanoï qui parle leur langue. Pendant plusieurs années, il va déployer des efforts très importants auprès des différents services du Gouverneur Général de l’Indochine, celui de la santé et celui des finances principalement, pour créer le poste et fixer des conditions de séjour et de rémunération attractives afin de trouver des candidats. Devant la surenchère qui s’opère sur les modalités de rémunération et le désintérêt des médecins vietnamiens à l’idée de s’exiler dans des îles lointaines réputées insalubres, il finira par baisser les bras, assez déçu que cette initiative se révèle sans lendemain. Puis, tout d’un coup le ciel commence à s’éclairer sur ce sujet. D’accord avec le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et les employeurs, un vaste programme de réorganisation de l’Assistance médicale et de l’Administration des Nouvelles Hébrides est mis en place, grâce à d’importantes taxes et contributions consenties par les colons français. Le Gouvernement général de l’Indochine de son côté a apporté son concours à cette œuvre en mettant à la disposition de la Résidence de France aux Nouvelles-Hébrides deux médecins auxiliaires tonkinois qui arrivent à Nouméa le 10 février 1928. Ils sont affectés aux ambulances (on parlerait de nos jours de postes mobiles) : l’une à Port Sandwich et l’autre à Epi, non loin de la plantation Lançon. Ces deux nouvelles formations sanitaires portent à quatre, avec l’hôpital de Port Vila de celui de Santo, le nombre des établissements hospitaliers français existant ou en cours d’installation dans le condominium. En même temps, le nombre des médecins est passé de deux en 1925 à huit en 1928. En Nouvelle-Calédonie, un effort sérieux a aussi été fait pour renforcer le service de l’Inspection du Travail, un crédit de 400 000 francs a été voté pour la création d’une formation sanitaire destinées aux travailleurs engagées dans l’Hôpital colonial de Nouméa.

Le climat de l’Indochine finit par être fatiguant pour la famille de Paul Delamarre. Le 11 juin 1928, Madame Delamarre embarque à Saïgon sur le navire « d’Artagnan » pour rentrer en France avec leurs deux enfants, Jean et Denise, en anticipant d’un an, le congé administratif de son mari. Dès leur arrivée, Madame Delamarre se rend à Plombières où elle effectue une cure.

A côté de sa tâche de conception de textes nouveaux et de dossiers, Delamarre cherche à conserver sa connaissance du terrain. Dans le compte rendu sur le fonctionnement de l’Inspection générale du travail pour les années 1927 et 1928, il évoque discrètement, après l’énumération des actions de contrôle des inspecteurs et contrôleurs du travail, les tournées qu’il a effectuées au Tonkin, en Annam en avril 1928, en Cochinchine en juin et juillet 1928. Il relève que ces tournées lui permettent de prendre contact avec les principaux employeurs, de s’enquérir après d’eux des parties de la réglementation nouvelle qui à l’application, leur paraissent nécessiter des retouches, de visiter certaines exploitations agricoles, et, enfin, de se mettre en rapport avec les Services qui exercent les missions d’inspection du travail. Dans le document qu’il établit sur le fonctionnement de l’inspection générale du travail pour les années 1930 et 1931, il relatera aussi une tournée effectuée du 15 août au 15 septembre 1930 en Cochinchine et au Cambodge pour se documenter sur la situation de la main d’œuvre et se mettre en rapport avec les divers services qui sont concernés par les questions de travail. Au cours de ce déplacement, il s’emploie notamment à établir une meilleure coordination entre les différents organismes qui s’occupent de la main-d’œuvre en Indochine. Il s’occupe tout spécialement des mesures de protection des travailleurs qui voyagent par mer entre la Cochinchine et le Tonkin, ainsi que les conditions de règlement de leur pécule avant l’embarquement.

Décembre 1928

En cette fin d’année à Paris, alors que la situation sociale générale en Indochine est déjà assez agitée, vont paraître dans plusieurs numéros du journal « La Résurrection », journal annamite publié en France, de larges extraits d’un rapport de contrôle sur les conditions de vie et de travail dans les plantations du Sud indochinois, rédigé de la main de Paul Delamarre. Ce sont les passages qui se trouvent insérés dans le chapitre 8. Le journal « La Résurrection » publie des extraits du rapport jusqu’en février 1929. A ce moment là, les autorités réagissent. Tous les numéros suivants du journal sont saisis, ce qui explique que seuls ces passages soient parvenus jusqu’à nous. Tous les extraits de ce rapport publiés dans le journal « La Résurrection » ont été repris en annexe dans une publication du B.I.T. éditée en 1937 intitulée « Problèmes de travail en Indochine ». Cette publication est consécutive à la venue de Jean Goudal, expert du B.I.T. qui s’est rendu en Indochine d’octobre 1934 à janvier 1935. Le B.I.T. publie à la même époque un ouvrage similaire portant sur le travail en Inde. Il est probable que les services du Gouverneur général aient peu apprécié ces parutions inopinées qui reconnaissent dans le détail, ce que le mouvement ultra nationaliste le VNQZD dénonce ouvertement.

 

L’assassinat de Bazin, créateur de l’Office du travail et de la main d’œuvre indochinoise,

 

Le 8 février 1929, alors que Paul Delamarre se prépare à retrouver sa famille qui l’a précédé en France, survient l’assassinat de Bazin. On trouve sur son cadavre, un manifeste contre l’impérialisme français. Cet événement fait grand bruit. La presse de l’époque lui consacre de nombreux articles.

Bazin avait créé l’Office du Travail et de la Main-d’Oeuvre Indochinoise. Son activité consistait à recruter au Tonkin de la main-d’œuvre pour le compte des plantations du Sud, des mines de Hong Gaï du Nord, de la cotonnière de Nam Dinh, et de la cimenterie d’Haïphong, toutes grosses consommatrices de main-d’œuvre, pour ne citer que les principales en Indochine, auquel il convient d’ajouter les recrutements pour la Nouvelle-Calédonie et les Nouvelles-Hébrides. Cette activité d’agent privé recruteur de main-d’œuvre était ancienne en Indochine. L’Administration n’avait jusque là pas cru bon d’intervenir directement dans les activités de rapprochement de l’offre et de la demande d’emploi, d’autant qu’à celles-ci s’ajoutait celle de l’acheminement des travailleurs du lieu de recrutement au lieu de travail, souvent très éloigné. A cette époque, seules les chambres de commerce et d’agriculture exerçaient une petite activité de placement avec des moyens rudimentaires. Les demandes d’emploi recueillies étaient publiées au Journal Officiel ou au Bulletin Administratif. Il s’agit de candidats d’origine française, des hommes, souvent des militaires démobilisés sur place, ou des femmes devenues chefs de famille avec des enfants à charge. Ces personnes à la recherche d’un emploi sont désireuses d’exercer un emploi d’administration dans des entreprises, de comptable ou d’homme de confiance dans les plantations.

L’activité de Bazin, qui était très développée, avait réduit considérablement celle des autres agents de recrutement. Pour le VNQZD, mouvement qui échappe à l’attraction communiste déjà forte, fondé en 1927, et proche du Kuo Min Tang chinois de Sun Yat Sen, ces activités d’intermédiaires de recrutement constituent une cible privilégiée. Bazin en représentait le symbole à supprimer par tout moyen y compris l’action terroriste. Les détails que relate le journal « L’Avenir du Tonkin » dans les jours qui suivent celui du meurtre, montrent que celui-ci a été bien préparé : les faits se sont déroulés le soir, sur la route de Hué, près d’Hanoï, non loin d’une pagode. Des témoins ont vu la scène. Monsieur Bazin circulait à bord d’une voiture bleue quand il a été abattu, à bout portant, au moyen d’un revolver, par un individu habillé à l’européenne, qui était lui aussi en voiture accompagné d’un chauffeur. Le meurtrier a eu le temps de laisser un tract rédigé à la main, provenant d’un cahier d’écolier. La voiture du meurtrier a redémarré aussitôt.

L’enquête menée par le Service de la Sûreté permet de trouver assez rapidement un des assassins. Il s’agit d’un jeune homme de 18 ans, Van Leon Sanh originaire de Cochinchine, ancien élève d’une institution privée, Truong Ming Sang, et du Lycée Albert Sarraut, dont il avait été renvoyé un mois et demi auparavant pour des absences trop fréquentes. Il habite chez son père, dans le centre de la ville d’Hanoï, rue de la Soie. Les perquisitions effectuées à son domicile, permettent de trouver d’autres tracts et papiers qualifiés de révolutionnaires par la presse, écrits de sa propre main. La presse s’interroge sur l’origine du revolver et des cartouches. Les réponses de Van Leon Sanh ne sont pas claires, lors des interrogatoires, il affirme que l’arme et les munitions lui seraient parvenues par la poste. A aucun moment, la presse ne mentionne l’appartenance de Van Leon Sanh au VNQZD, ni l’attribution de ce meurtre à ce mouvement, mais lie l’événement à d’autres actes qualifiés pudiquement de « menées de nature à compromettre la sécurité de l’Etat ».

A la violence de ces actes va répondre une forte action de répression. Des militants nationalistes vont être arrêtés par centaines au Tonkin. Une mutinerie avec le soutien d’une soixantaine d’insurgés venus de l’extérieur se déroule en février de l’année suivante dans la forteresse de Yen Bay. Cinq officiers et sous officiers français seront également assassinés. Le VNQZD sera écrasé en quinze jours, ses dirigeants et ses membres seront tous arrêtés. 80 d’entre eux seront condamnés à mort et exécutés autour de juin 1930. 594 autres seront condamnés à de lourdes peines de prison. Ceux qui survivront entreront par la suite dans le mouvement communiste. Paul Delamarre a dû également conduire son enquête sur les activités menées par Bazin en tant qu’agent recruteur de main-d’œuvre. Le 16 juillet 1930, le Gouverneur général signe un arrêté publié au Journal Officiel de l’Indochine pour réglementer l’exercice de la profession de recruteur de main-d’œuvre. Ceux qui l’exercent sont appelés dans le texte « agents privés d’émigration ». Les agents privés d’émigration, ainsi que tous ceux qui travaillent pour eux dans cette activité, doivent se faire enregistrer auprès des services chargés de l’émigration. Tous les mouvements de personnel à l’intérieur de ces agences doivent être notifiés à l’Administration qui tient à jour des fiches d’identité à leur sujet. L’agent privé d’émigration, nous dit le texte, est tenu de licencier ses employés, qui aux yeux de l’Administration ne présentent pas les garanties suffisantes en raison de leurs antécédents connus, ou comme se livrant à des exactions à l’occasion des opérations d’embauchage ou de recrutement. Ceux qui contreviennent à ces dispositions sont passibles d’amende et éventuellement d’une courte peine d’emprisonnement.

Plus de soixante dix ans plus tard, les mouvements de migration de travail ont changé, mais l’activité de recruteur de main-d’œuvre existe toujours au Cambodge. Des agents privés d’exportation de main-d’œuvre recrutent des candidats pour aller travailler dans des usines, ou comme employés de maison, vers la Malaisie et d’autres Etats voisins, où le niveau de vie et les salaires sont plus élevés. Le Ministre cambodgien chargé du travail essaye toujours de réglementer cette activité et prévenir à cette occasion, les situations qui peuvent être à l’origine du travail forcé, comme l’endettement excessif du salarié, la rétention de son passeport par l’employeur ou le recruteur de main-d’œuvre. La liste de ces situations n’est malheureusement pas limitative. L’imagination humaine est sans limite sur ces questions.

En mars 1929, Paul Delamarre part en congé administratif, jusqu’en novembre. Il rentre alors en Indochine avec son épouse et leurs deux enfants. La situation qu’il retrouve ne s’est guère améliorée. Le Gouverneur général qui le note cette année là, juge assez sévèrement son action pour 1929 : « Monsieur Delamarre, malgré de très réelles qualités n’a pas réussi comme Inspecteur Général du Travail à s’imposer aux planteurs de l’Indochine. Son action qui aurait pu être féconde, a été trop souvent amoindrie par un caractère qui ne saurait point appeler les sympathies ».

En 1930, Paul Delamarre va être confronté à des grèves importantes :

  • En février 1930, 3 000 coolies contrôlent pendant trois jours la plantation immense de Phu Rieng,
  • En mars de la même année, à la Cotonnière de Nam Dinh, ce sont 4 000 ouvriers qui cessent à leur tour le travail,
  • En avril, 3 000 ouvriers, travaillant pour les scieries, l’usine d’allumettes et les ateliers ferroviaires de l’agglomération de Vinh-Ben Thuy-Truong Thi, sont en grève.

Ces mouvements touchent presque tous les centres industriels.

Dans son rapport sur le fonctionnement de l’Inspection générale du travail pour les années 1930 et 1931, Delamarre ne manque pas non plus de souligner, ce qu’il appelle la question du chômage des sans travail, alors que se font sentir les effets de la crise des années 30. La question de l’emploi touche selon lui, surtout la population d’origine européenne. Il constate que les entreprises ont cessé de procéder à des recrutements pour des postes où les salaires proposés sont les plus élevés.

A la fin de 1930, le Gouverneur général, à l’occasion de l’exercice de notation de Paul Delamarre, modère le jugement qu’il a porté sur lui l’année précédente : « Monsieur Delamarre s’est attaché avec une conviction absolue à sa mission d’Inspecteur Général du Travail. Son désir de réaliser des réformes l’emporterait parfois à trop réglementer et à présenter des projets un peu prématurés. Sa tâche est du reste ingrate et il la remplit avec zèle et une haute confiance ». Il a probablement commencé, avec les autres services, à prendre conscience de l’ampleur des mouvements sociaux et politiques qui se déroulent en Indochine. Le syndicat des planteurs a fini par reconnaître le bien fondé des réformes engagées et des améliorations apportées à la condition des travailleurs. Il constate que ces réformes rendent le recrutement plus aisé. Il le fait savoir publiquement au Gouverneur général lors d’une réception à la Chambre d’Agriculture, à la fin du mois de novembre 1930. Pour Paul Delamarre, qui n’a pas toujours été suivi par le Gouverneur Général, c’est la première reconnaissance de son engagement.

 

 » L’émigration ouvrière en Indochine  » un état des lieux, une analyse pour l’exposition coloniale

Au milieu de ce climat social agité, Paul Delamarre trouve encore le temps de rédiger une plaquette de 53 pages intitulée : « L’émigration et l’immigration ouvrière en Indochine », publiée à Hanoï par l’Imprimerie de l’Extrême-Orient en 1931. La page de couverture indique clairement la destination de diffusion de cette publication : l’Exposition Coloniale Internationale qui se tient à Paris la même année. C’est d’ailleurs un inspecteur du travail de l’Indochine, M. Auger, qui va assurer une présence du service dans le pavillon de l’Indochine de cette exposition. C’est une œuvre de commande rédigée sur un ton assez neutre. L’Exposition coloniale n’est pas le lieu pour faire état, dans le détail, des observations qu’il a formulées à l’occasion de ses visites des plantations, ni de raconter dans le menu, le déroulement des grèves et divers mouvements sociaux dans lesquels il se débat quotidiennement. Il a toutefois l’honnêteté d’aborder ces sujets, d’expliquer les différentes solutions envisagées et comment il s’est employé à les résoudre. C’est un ouvrage descriptif assez complet. Il dresse le tableau de l’ensemble des mouvements migratoires connus en Indochine, qui ont pour origine la recherche d’un emploi, que ce soit l’immigration organisée à l’intérieur de l’Indochine ou avec la Chine, et l’immigration dite libre. Dans le cadre de l’immigration organisée, il décrit l’ensemble de la procédure de recrutement et de convoyage de cette population jusqu’au lieu de travail en insistant sur le rôle de l’Administration, des inspecteurs et contrôleurs du travail, sur les précautions qui ont été prises pour lutter contre les abus, et prévenir certaines situations. Il traite également des agents recruteurs de main-d’œuvre, de la réglementation nouvelle mise en place, pour permettre à l’Administration d’encadrer cette profession. Il ne cache pas que ce dispositif a été mis en œuvre après l’assassinat de Bazin, alors qu’en novembre 1928, une campagne a été ouverte au Tonkin par des « éléments anti-français » contre l’engagement des ouvriers contractuels pour le Sud indochinois. Cette campagne a entraîné une baisse de 50 % des recrutements. Delamarre expose ce qui a été fait pour procurer de meilleures conditions de vie aux ouvriers et améliorer ainsi le rendement de la main d’œuvre :

  • Remplacement sur la plupart des exploitations, des logements provisoires, par des logements définitifs mieux aménagés, même s’il reconnaît qu’un effort reste à accomplir.
  • Diminution des évacuations tardives des malades sur les formations sanitaires.
  • Distribution de chaussures et de jambières aux ouvriers, auxquels on préconise des lavages antiseptiques au retour du travail, pour supprimer les ulcères qui les immobilisent plusieurs mois dans les hôpitaux.
  • Réduction des déplacements des ouvriers pour se rendre sur le lieu de travail.
  • Repas de midi préparé et fourni par l’employeur sur les exploitations nouvelles situées sur les terres rouges.
  • Organisation de ravitaillement régulier en légumes frais par « camions automobiles » publics ou privés, installation de cultures maraîchères par la direction des exploitations, créations de jardins potagers particuliers ou collectifs.
  • Fourniture du riz, dit riz de plantation ou riz Java, incomplètement décortiqué pour conserver les vitamines B et faire disparaître le béribéri.

L’auteur ne cache pas les difficultés qui restent à résoudre pour améliorer les conditions de vie et de travail dans les plantations, comme la lutte contre le paludisme. Il constate que le taux de mortalité a d’ailleurs été divisé par deux sur les plantations entre 1927 et 1929, passant de 5,4 % à 2,8 %. Certaines données confirment par contre un climat social particulièrement dégradé :

  • La multiplication par quatre, environ, entre 1925 et 1929 du nombre d’ouvriers engagés qui rompent leur contrat de travail et tentent de s’enfuir de la plantation. La proportion de ceux qui sont retrouvés et repris passe aussi de 19 % à 45 %.
  • L’Administration a connaissance de troubles en 1929 sur les plantations en Cochinchine, où un surveillant indigène a été tué, et au Cambodge, où des travailleurs ont abandonné leur campement pour se plaindre de leur encadrement et de la durée du travail. Les réclamations reconnues non fondées ont été réglées par quelques sanctions de simple police et neuf condamnations correctionnelles. Le reste du personnel a repris le travail.

Delamarre s’interroge également sur l’organisation qu’il y a lieu de mettre en place pour améliorer le système : faut-il confier les opérations de recrutement à un groupement d’employeur organisé, comme ceux-ci essayeront le faire après 1945, ou le confier à l’Etat comme cela sera le cas en France en 1945, à la libération, avec la création de l’Office National d’Immigration ? Sans vraiment apporter de réponses à ces questions, on comprend que celles-ci soient maintenant dans les esprits et fassent l’objet d’un débat dans les cercles de l’Administration et des planteurs. La parution de cette plaquette dans le cadre de l’exposition coloniale, donc destinée à un large public, présente le grand mérite de décrire la situation avec des données chiffrées précises, de poser quelques questions et d’apporter des réponses en dehors d’un contexte polémique que se plaisent à développer les planteurs dans leurs propres publications. Ceux-ci demandent que les opérations de recrutement représentent des coûts moins élevés pour eux, que l’Etat finance plus largement cette activité, tout en leur laissant une initiative plus large, que les services rendus dans ce cadre soient meilleurs et que les coolies recrutés soient plus nombreux…

« Réglementation du travail en Indochine »

En 1931, la même année, paraît sous l’égide de l’Inspection générale du Travail, un recueil intitulé « Réglementation du travail en Indochine, textes en vigueur au 31 octobre 1930 ». Le livre est le premier qui recense l’ensemble des textes applicables dans les différentes parties de l’Indochine. Le but est de permettre à tous, employeurs, salariés, agents chargés des missions d’inspections du travail d’accéder aux textes qui ont été mis en place depuis 1898, sans avoir besoin, à chaque fois, de les rechercher dans les différents volumes du Journal Officiel de l’Indochine et les bulletins administratifs des différents Etats. Ce livre est aussi destiné aux visiteurs de l’Exposition coloniale à Paris qui peuvent ainsi constater l’œuvre administrative de la France. C’est pour Paul Delamarre, auquel le travail de conception de ce livre est généralement attribué, la preuve la plus marquante d’une certaine réussite de sa mission d’inspecteur général du travail en Indochine : non seulement des textes existent qui réglementent les relations de travail en Indochine, et dont il est pour une grande partie l’auteur, mais sont aussi rendus accessibles dans un petit livre broché de 182 pages et diffusé largement. Il est impossible de l’ignorer. C’est également une réponse à tous ceux qui ouvertement ne cessent de dénoncer dans les journaux locaux, le rôle trop pesant de l’Etat dans les relations de travail, les tracasseries de l’Administration, auxquelles les planteurs souhaitent se soustraire et disent ne rien comprendre.

En parcourant ce livre rétrospectivement, 70 ans plus tard, on peut voir les progrès accomplis dans le domaine du droit du travail depuis 1898, soit trois années avant l’arrivée de Delamarre, jusqu’à la fin de la période où il a été à la tête de l’Inspection du Travail qu’il a créée. C’est le dernier ouvrage connu de Delamarre dans ce domaine, c’est pour lui on l’imagine un peu aussi, le propre bilan de son engagement professionnel.

En janvier 1933, Paul Delamarre demande à bénéficier d’un congé administratif après un séjour de 3 ans, 3 mois en Indochine. Il est probablement fatigué par ce climat. Le médecin qui l’examine avant son départ, note dans son rapport administratif qu’il est atteint d’une insuffisance hépatique légère et de troubles gastro intestinaux. Le médecin relève que cette affection est endémique. Le seul remède préconisé par la faculté, est de faire usage des eaux de Vichy.

Il embarque le 6 février 1933 vers la France, sur le paquebot « André Lebon ». Le trajet va durer 24 jours, il arrive à Marseille le 2 mars.

 

Chapitre 10

Administrateur en chef du Territoire de Kouang Tchéou Wan 1933 – 1934

En septembre 1933, alors qu’il est à Paris, Paul Delamarre apprend qu’on vient de le nommer au poste d’administrateur en chef du territoire de Kouang Tchéou Wan. Dans un courrier du 20 septembre 1933 adressé au Gouverneur Général de l’Indochine, Paul Delamarre lui exprime ses remerciements, estimant le poste intéressant et répondant à ses désirs. Il va y remplacer un administrateur de même classe que lui, qui a été admis à la retraite. Il embarque le 22 septembre 1933 sur le navire « Athos II », avec son fils. Il ne débarque pas en Indochine mais continue directement sur Hong Kong d’où il va rejoindre Fort Bayard, le port et la ville principale de ce territoire. Son épouse et leur fille Denise, le rejoignent quelques semaines plus tard sur le « Félix Roussel », ayant au préalable quelques affaires à régler à Paris.

Un petit territoire en Chine sans droit du travail

Paul Delamarre est heureux de cette nomination, même si elle est moins prestigieuse que ne le serait un poste de gouverneur ou de résident supérieur en Indochine proprement dite. Kouang Tchéou Wan est un territoire à bail occupé par la France depuis 1898, de 802 km², situé en Chine du Sud, au nord du détroit d’Haïnan, sur la côte est de la presqu’île de Leî Tchéou. Ce territoire dispose d’une rade de vingt kilomètres sur huit, unique abri naturel pour la navigation entre le Golfe du Tonkin et Hong Kong. Cette rade est le débouché de la Chine méridionale du Kouang Toung qui commerce presque exclusivement avec Hong Kong. Peuplé de 210 000 chinois, occupés essentiellement dans l’agriculture, Kouang Tchéou Wan a la réputation de bénéficier d’un climat plus doux qu’en Indochine, avec une saison froide et sèche de novembre à mars. La terre est riche, les cultures sont variées : riz, patates, sorgho, cultures maraîchères sont en partie exportées vers Hong Kong. Des cultures industrielles ont apporté une mise en valeur supplémentaire des terres : canne à sucre, arachide, sésame dont l’huile est appréciée, indigo pour son usage tinctorial.

Pour le nouvel administrateur en chef, le poste est plus tranquille que ceux qu’il a occupé jusque là en Indochine. Il dispose d’une certaine autonomie, les services du Gouverneur général sont loin. Il est entouré d’une petite équipe de fonctionnaires français : administrateurs, magistrats, médecins, avec de petits services qui ont la réputation de fonctionner correctement. La vie des représentants de la France dans ce petit territoire est rythmée par les passages des navires de la Royale de l’escadre d’Extrême-Orient qui donnent lieu à de belles réceptions. Pour la première fois de sa carrière, il n’a pas à s’intéresser aux questions liées au travail parmi la population : le droit du travail dont l’application est assez codifiée en Indochine, ne l’est pas à Kouang Tchéou Wan. Cela n’a rien de surprenant, le travail ne s’effectue que dans un contexte purement chinois : les employeurs et les rares salariés sont chinois, l’exécution d’un contrat de travail ne donne pas lieu à la conclusion d’un document écrit. L’administration française ne souhaite pas s’immiscer trop profondément dans la vie de cette communauté. Les seuls travailleurs auxquels il est proposé de signer un contrat de travail, sont ceux qui sont recrutés pour aller travailler en Indochine ou dans les îles françaises du Pacifique. Les autorités chinoises proches de Kouang Tchéou Wan, ne manquent pas, dès qu’elles le peuvent, de dénoncer ces opérations de recrutement et de convoyage de main-d’œuvre en direction de Fort Bayard. Les mandarins d’un empire du milieu en pleine décomposition, marqués par les luttes que se livrent les seigneurs de la guerre et les autorités du Kuo Min Tang, ne sont pas favorables aux présences étrangères et au système des concessions imposées depuis le XIX° siècle.

Paul Delamarre n’occupera ce poste que huit mois. Il est probable que s’il était resté plus longtemps, il n’aurait pas manqué de lancer une étude approfondie des relations de travail pour préparer ensuite un texte destiné à les réglementer !

Au début du troisième millénaire, qui se souvient encore de Kouang Tchéou Wan, en dehors des philatélistes distingués qui recherchent des timbres de l’Indochine française, sur lesquels est apposé en surcharge le nom du territoire ? Kouang Tchéou Wan a été rendu à la Chine en 1943, Fort Bayard est devenu Zhan Kiang. C’est une ville avec ses immeubles de béton, qui commence à développer une activité touristique tournée vers la plongée sous marine, avec des sites réputés pour leurs récifs coralliens. Les Français en ville sont rares, ils effectuent des recherches pétrolières en mer de Chine.

La vie en Indochine en 1934 est marquée par un événement tragique : la mort du Gouverneur général Pasquier, disparu dans un accident d’avion, un trimoteur Dewoitine qui achevait sa première liaison aérienne entre l’Indochine et la France. L’avion après de nombreuses escales sur ce long parcours effectué en plusieurs jours, s’écrasera en France, non loin de Lyon. Les numéros de l’Illustration de janvier et février 1934 relatent dans le détail les circonstances de l’accident et les deux cérémonies funèbres qui se déroulent en présence des dignitaires de la République et des troupes coloniales simultanément à Paris et à Saïgon. Pasquier, d’un an plus âgé que Delamarre, a effectué comme lui toute sa carrière en Indochine, en franchissant tous les grades pour parvenir au fait de celle-ci en 1928, avec sa nomination au poste de Gouverneur général. Depuis l’Ecole coloniale, où ils se suivent d’une année, Pasquier et Delamarre se sont souvent croisés tout au long de leurs carrières respectives. L’un et l’autre avaient appris à connaître l’Indochine et à l’apprécier. Dans une conférence donnée en 1928 à l’Ecole des hautes études, Pasquier cite un proverbe annamite dont il déclare avoir fait sa règle de conduite : « En entrant dans un fleuve, il faut en suivre les méandres, en entrant dans une maison, il faut en suivre les habitudes ».

Brusquement, pour Delamarre, le couperet fatidique de la retraite tombe, de manière légèrement anticipée. En avril 1934, à Paris, sont votées plusieurs lois dites d’économies, en pleine période de dépression économique. On réduit notamment les effectifs des fonctionnaires. Cette mesure touche en premier lieu les plus anciens d’entre eux : pour l’Indochine, ce sont vingt six administrateurs qui sont admis à faire valoir immédiatement leurs droits à la retraite. Paul Delamarre est informé par télégramme de cette mesure le 13 avril 1934. Il est amer. Il obtient de rester à son poste jusqu’à la fin de l’année scolaire de son fils. Il quitte Fort Bayard le 30 juin 1934.

Le chapitre indochinois de sa vie s’achève le 8 juillet 1934. Paul Delamarre embarque ce jour là, à Saïgon sur le bateau « Jean Laborde » avec son épouse et leurs deux enfants, Denise alors âgée de 20 ans et Jean, âgé de 17 ans, élève au lycée Albert Sarraut à Hanoï. Ses états de services mentionnent 33 années de service accomplies dans le corps des services civils de l’Indochine. Sur le bateau, il retrouve onze autres administrateurs, collègues de longue date, depuis l’Ecole coloniale pour certains d’entre eux, et leurs familles, eux aussi touchés par ces mesures d’économies.

Par décret du 26 novembre 1934, il est nommé Gouverneur honoraire des Colonies.

Toujours très au fait de ses droits, il intente un recours devant le Conseil d’Etat qui s’achèvera par un arrêt rendu le 1er juillet 1937 qui ordonne la prise en compte dans le calcul de sa pension de l’indemnité de 3 000 Francs qui lui avait été allouée comme Inspecteur Général du Travail de 1927 à 1933.

 

Chapitre 11

Retraite sur les bords de la Loire 1934 – 1956

Le Puytorson

Paul Delamarre se retire avec sa famille à Vouvray, sur les bords de la Loire à 9 kilomètres de Tours, dans une belle demeure appelée « Le Puytorson ». Cette maison entourée de verdure et ceinturée de murs est située en pleine ville. C’est une maison qui date de la fin du seizième siècle et qui a été agrandie successivement à la fin du dix-septième siècle avec un pavillon, et au milieu du dix-huitième siècle avec la construction d’une travée nord. A l’intérieur, dans sa partie la plus ancienne, on trouve un grand escalier Louis XIII à balustres. En bordure du terrain qui entoure la maison, ont été creusées, dans des périodes très anciennes, des caves troglodytes, qui servent traditionnellement dans la région à élever le vin. Comme Paul Delamarre ne possède pas de vignobles, il transforme et aménage ces grottes dans un décor indochinois qui impressionnera les rares invités encore vivants qui en ont conservé le souvenir. La statue dorée d’un bouddha à huit bras, copie de celle admirée dans la pagode de Lao Sai, dont l’acquisition lui avait apporté quelques tracas administratifs en 1905, participait très certainement à ce décor.

Pourquoi Vouvray ?

Il semble que Paul Delamarre ait acquis cette maison, peu de temps avant sa retraite dans une région dont ni lui ni son épouse n’étaient originaires. Le climat est suffisamment doux pour que l’on puisse planter dans les jardins certaines variétés de fleurs tropicales. Des cartes postales des années 1930 montrent des jacarandas dans un jardin de Vouvray.

Cette commune fait l’objet à cette époque de nombreuses « opérations promotionnelles », comme on dirait aujourd’hui, organisées par les grands producteurs de vin de la région. Des « trains radios » sont organisés à partir de Paris. Ils partent de la gare d’Orsay qui n’était pas encore le musée qu’elle est devenue. Le train arrivait à Vouvray avec ses voyageurs, qui une fois répartis entre différents autocars qui les attendaient, visitaient les vignobles et les caves de la région. Dégustations et vins d’honneur étaient organisés à cette occasion. Puis tout le groupe se retrouvait dans une cave prestigieuse pour déjeuner. Les autocars acheminaient ensuite les voyageurs vers Blois où ils visitaient le château et regagnaient de là Paris par le train dans la soirée. De nombreux journalistes spécialisés et gastronomes ont été invités à ces journées et les ont racontées dans des journaux et magazines de l’époque comme l’Illustration. L’organisation de ces journées a contribué à faire connaître la région et le vin qu’elle produisait. Ces efforts seront couronnés en 1936 par le décret qui octroie l’appellation contrôlée aux vins de Vouvray.

Il est possible qu’au cours de ses congés, Paul Delamarre et sa famille aient participé à une de ces journées.

En septembre 1934, est inaugurée à Vouvray la statue de Gaudissart, illustre voyageur de commerce sorti de l’imagination de Balzac qu’il décrit dans « La comédie humaine ». Paul Delamarre a du assister aux festivités de l’inauguration qui se déroulent en présence d’une foule nombreuse.

Spectateur de l’évolution de l’Indochine

Paul Delamarre aura tout le loisir de comparer la brume tourangelle si bien décrite dans les romans de Balzac venu à Vouvray rédiger, selon la tradition, « Eugénie Grandet », avec la brume des grands fleuves qu’il avait pu observer en Indochine. Il suivra en spectateur lointain les étapes successives de l’histoire d’une Indochine qui n’était désormais plus la sienne.

Il s’éteint le 4 octobre 1956 à Vouvray où il est enterré. Les accords de Genève qui marquent la fin de l’Indochine Française ont été signés depuis deux ans, la section indochinoise de l’Ecole devenue Nationale de la France d’Outre-mer a été fermée cette même année. Madame Delamarre meurt peu après, en mars 1958, à Vernou sur Brenne, non loin de là.

Souvenirs à Vouvray en 2001.

Près de cinquante années après sa mort, les personnes à l’avoir croisé dans les rues de Vouvray, sont peu nombreuses. Il laisse le souvenir d’une personne discrète, vivant en retrait et ne se mêlant pas à la vie de cette cité où les activités et la vie sont tournées vers la production et la commercialisation d’un vin qui porte son nom. Le portail de sa belle demeure restait fermé. Son décès est passé inaperçu en pleine période des vendanges.

La Présidente du Syndicat d’initiative de cette commune, Madame Mirault, née en 1931, conserve le souvenir d’un monsieur âgé de grande taille, avec allure, portant toujours des costumes clairs et un chapeau à larges bords, tenant à la main une canne avec pommeau et accompagné de sa femme, fluette, de beaucoup plus petite taille, à ses côtés.

Monsieur Gaston Huet, arrivé dans la commune en 1929, exploitant un important domaine vinicole, devenu ensuite maire de Vouvray durant de longues années, évoque des années de captivité en Allemagne dans l’Oflag 4D situé entre Dresde et Breslau avec Jean, le fils de Paul Delamarre. Celui-ci parlait peu de lui-même, il était également très discret sur lui et sa famille. Après la guerre, chacun est revenu chez soi. Monsieur Huet évoque une invitation chez les Delamarre au Puytorson. Dans cette maison, de nombreux objets et meubles rappelaient l’Indochine. Ensuite, Jean a quitté Vouvray après avoir épousé la fille d’une famille de notables de la région. Il s’est probablement installé à Paris. Les contacts se sont espacés puis arrêtés. Après le décès de Paul Delamarre, la belle demeure a été vendue.

Au cimetière qui domine la commune, entouré par les vignes, la mousse a effacé sur sa tombe, les derniers signes de sa présence de 22 ans parmi cette communauté. Le temps est passé.

 

 

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L’auteur tient à remercier toutes celles et ceux qui l’ont accompagné dans ce long travail de recherche, d’écriture et de relecture pour reconstituer l’itinéraire de la vie de Paul Delamarre, et en particulier :

    • Le Centre des Archives d’Outre Mer d’Aix-en-Provence,
    • L’Académie des Sciences d’Outre-Mer,
    • Le Service Historique de l’Armée de Terre,
    • Le Service de l’Etat-Civil des Français de l’Etranger de Nantes,
    • Le Centre des archives contemporaines départementales de l’Indre et Loire,
    • Le Service des archives départementales de Seine Saint Denis,
    • Madame Mireille Le Van Ho, conservateur en chef à la Bibliothèque mazarine,
    • Les témoins accueillants et chaleureux de Vouvray qui ont croisé Paul Delamarre et sa famille dans la dernière partie de sa vie :

Monsieur Gaston Huet, maire honoraire de Vouvray et auteur de plusieurs publications sur Vouvray, son vin et son histoire,

Madame Odile Mirault, présidente du syndicat d’initiative de Vouvray,

Madame Yvonne Chollet

Et mon collègue de la DGT Bruno Caraut pour son aide précieuse dans la mise en page.

 

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Maurice AGULHON (sous la direction de) – Histoire de Toulon – Univers de la France, 1980.

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Académie des Sciences d’Outre-mer, côte 14.189

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Armand COLIN, Paris 1895, 132 pages.

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Bureau International du Travail – Problème de travail en Indochine – 332 pages, Genève 1937, collection BIT, Etudes et documents, série B, conditions économiques n°26.

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Bureau International du Travail – Le travail industriel dans l’Inde – 376 pages, Genève 1939, collection BIT, Etudes et documents, série A, vie sociale, n°41.

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Antoine CABATON – Dictionnaire de bio-bibliographie générale ancienne et moderne de l’Indochine française -Annales de l’Académie des sciences coloniales, tome VIII -Paris Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1935.

J.J. CAMUS – Les plantations de caoutchouc en Indochine – l’œuvre humaine et sociale – Saïgon 1949 –Société d’éditions techniques coloniales, Paris, 24 pages.

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Amiral DECOUX – L’Indochine et l’armistice de 1940 – Revue des deux mondes –  juillet 1949 pages 3 à 26.

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Dossier de Paul, Emile, Désiré DELAMARRE – Centre des archives d’Outre Mer d’Aix-en-Provence, côte INDO GGI //4498DELAMARRE – La réforme communale au Tonkin – La Revue du Pacifique, 1924, pages 200 à 219.

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Roland DORGELÈS – Sur la route mandarine – Albin Michel, Paris, 1925.

Etude historique et sociologique d’une promotion de l’Ecole nationale de la France d’Outre Mer

L’administrateur colonial cet inconnu – Edition l’Harmattan Paris 1998, 242 pages

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Centre des archives d’Outre Mer d’Aix-en-Provence, côte INDO/GGI// séries M 10, M11, M12, M14

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Philippe FRANCHINI (sous la direction de) Tonkin 1873 – 1954  Colonie et Nation : le delta des mythes –Editions Autrement, Paris 1994, 168 pages.

Docteur GAYET – Les plantations de caoutchouc au Sud Vietnam – Mémoire du CHEAM, décembre 1957, 14 pages – Académie des Sciences d’Outre Mer côte n°2924

Charles GALFRÉ – Le tigre en Provence, Georges Clemenceau, l’élu du Var – Edisud, 1991.

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Inspection Générale du Travail – Compte rendu sur le fonctionnement de l’Inspection Générale du Travail 1930 – 1931 -Imprimerie d’Extrême-Orient, Hanoï, 1931, 80 pages +1 tableau

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Tony MARMOLLANS et Jean RAMBAUD – Ça s’est passé à Toulon et en pays varois, chroniques publiées dans Var matin – Autres Temps

Jean MARTIN – L’Empire triomphant 1871/1936, 2. Maghreb, Indochine, Madagascar, Iles et Comptoirs –576 pages, éditions Denoël, Paris, 1990

Somerset MAUGHAM – Œuvres complètes -Omnibus, Paris, 1996.

Henri de MONPEZAT, Prince Consort de Danemark – Destin oblige – 318 pages, éditions Plon, Paris, 1996.

Charles MEYER – Les Français en Indochine 1860 – 1910 – Hachette, Paris, 1996.

Pham N Goc – But – La situation du travail au Vietnam en 1961 – Mémoire du CHEAM, avril – mai 1961. 128 pages

Académie des Sciences d’Outre Mer côte n°3533

Georges SIMENON – Mes apprentissages reportages 1931 – 1946 -Omnibus, Paris, 2001.

Service de législation et d’administration du Gouvernement Général – « Recueil général de la législation et de la réglementation de l’Indochine, à jour au 31 décembre 1925 », 1ère partie « Lois, décrets, arrêtés et circulaires ministériels » tome 1er, « juin 1778 – 15 janvier 1914 » – Imprimerie d’Extrême Orient, Hanoï, 1927

Centre des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, côte U861 – 011

Nicolas VALTICOS – Droit international du travail – Dalloz, Paris 1983, 685 pages

Revues

Bulletin administratif du Cambodge – Années 1902 à 1938 – Centre des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, côte BIB AOM / 50073

Le courrier d’Haïphong

Centre des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, côte BIB AOM / 30305

L’avenir du Tonkin – Centre des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, côte BIB AOM / 30504

Eveil économique de l’indochine  – Années 1931 et 1932 – Centre des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, côte BIB AOM /30995

L’Illustration.

L’Opinion – Centre des archives d’Outre Mer d’Aix-en-Provence, côte BIB AOM/ 30 499

Journal Officiel du Cambodge – Années 1946 – 1947 – Centre des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, côte BIB AOM / 50067

Journal Officiel de l’Indochine Française – Années 1904 à 1951 – Imprimerie d’Extrême-Orient, Hanoï, Centre des archives d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, côte BIB AOM / 50061

Journal Officiel de la République Française – Paris, Imprimerie du Journal Officiel

 

Autour de Paul DELAMARRE 1878 – 1956 PREMIER INSPECTEUR GÉNÉRAL DU TRAVAIL EN INDOCHINE par Laure GINESTY

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