L’INSPECTION DU TRAVAIL. SON RÔLE ÉCONOMIQUE. – SES EFFETS RÉELS. – SES DIFFICULTÉS. – SES LACUNES. (1907)

Cet article d’Aldonna Sochaczewska a été publié en 1907 dans la « La revue économique internationale » créée, en 1904,  par Emile Levasseur (1828 – 1911) qui a été notamment titulaire de la chaire d’économie politique et de législation industrielle au conservatoire des arts et métiers.

            Les abus du « laissez faire », les besoins de la concurrence, l’ignorance des conséquences hygiéniques et sociales du surmenage et des maladies professionnelles et tant d’autres faits économiques, expliquent à quels extrêmes en était arrivée l’organisation du travail il y a quelque vingt ou trente ans. Ce sont les excès même de cette organisation, ou plutôt de ce manque d’organisation, qui ont appelé l’urgence d’une réglementation générale du travail dans les divers pays européens et anglo-saxons. On peut dire les choses telles quelles sont : la législation du travail est une « camisole de force » imposée à l’activité économique. Partisan convaincue de la législation, nous ne voulons pas dire que cette camisole de force soit une torture humiliante, inutile, ni surtout nuisible ou superflue ; au contraire, elle est destinée, de l’avis de tant de sages esprits, législateurs et économistes, à faire subir à l’activité économique le traitement salutaire qui l’amènera à la santé parfaite, c’est-à-dire qui  activera la qualité, et même la quantité, de la production.

            Nous ne voudrions pas qu’on se trompât sur notre pensée, mais il n’en demeure pas moins vrai que le monde industriel et commercial se trouve, aujourd’hui, limité, enserré, resserré, par les dispositions législatives et par les règlements qui en fixent l’application.

            Or, que sont les lois et les règlements, sinon ce que les faits les font, si l’on nous permet de nous exprimer ainsi ? Ce sont donc les moyens d’application des lois et les sanctions qui constituent presque l’essence même de ces lois et de ces règlements.

            Or, l’agent par excellence de l’application et de la sanction des lois ouvrières, c’est l’inspection du travail. Tant vaut l’inspection, tant vaut la loi. Le monde économique, pour son activité, et dans toutes les manifestations de son activité, doit aujourd’hui tenir compte de la législation sociale; et-non seulement de la législation mais encore et surtout, de l’inspection du travail.

Industriels et commerçants peuvent être ou bien aidés ou bien paralysés – quelles que soient les lois – par la bonne ou la mauvaise qualité de l’organisation et des fonctionnaires de l’inspection.

            L’inspection du travail est dans tous les pays de création nouvelle ; elle a déjà rendu de grands services, mais étant donné son rôle grandissant, étant donné qu’elle est destinée à suivre les progrès de l’activité économique saine et normale – ou à l’étouffer – on ne saurait examiner l’avenir des faits économiques sans attacher la plusgrande attention à ce cadre mobile, à ces « lisières » de l’industrie et du commerce.

            Qui nous pourrait prédire, en effet, combien de mouvements industriels et commerciaux seront modifiés, arrêtés ou développés par ce rouage administratif : l’inspection du travail. C’est donc avec une vive curiosité économique que l’on doit suivre les .essais tentés jusqu’ici, juger les résultats du recrutement actuel, des dispositions intellectuelles et morales, ainsi que des méthodes d’actiondu corps des inspecteurs et inspectrices.

            C’est dans cet esprit que j’ai répondu à l’invitation de la Revue économique internationale. Ayant appartenu à l’inspection du travail en province et à Paris, pendant quatorze ans, je veux noter en toute impartialité quelques-unes des observations faites au cours de mes très nombreuses visites officielles dans lés ateliers, de mes relations avec des chefs d’atelier, d’instruction et d’éducation variées, avec des ouvriers et des ouvrières, avec des chefs de service.

            D’autres en tireront les conséquences ; mais je voudrais que ces pages puissent servir aux législateurs et aux économistes pour leur montrer, dans une absolue indépendance, ce que devrait faire l’inspection du travail, et aussi ce qu’elle ne peut pas faire, ce qui lui échappe, ce qui est en dehors de sa compétence, en dehors de son pouvoir ou du moins de ses moyens immédiats, et comment, bien souvent, `en inspection comme en mille autres choses, mieux vaut douceur que violence.

I – Premiers essais de réglementation.

            Les premières tentatives pour la réglementation du travail en France datent de loin ;le long temps écoulé depuis le premier essai sérieux de restriction, dont nous connaissions la date – 22 mars 1841 – jusqu’aux derniers règlements parus devait en pouvoir faire une œuvre à peu près parfaite, mais la multiplicité des détails à étudier, à réglementer est telle qu’un temps non moins long encore s’écoulera, peut être, avant qu’une législation, à la fois réellement protectrice` et suffisamment libérale soit établie. L’intérêt des patrons est encore trop différent de l’intérêt des ouvriers pour que ce qui protège les uns ne lèse pas les autres ; l’expérience consciencieusement faite démontre, à chaque nouvel amendement, de nouveaux inconvénients, et c’est pour les lois ouvrières que semble avoir été donné le conseil du poète:

Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage,

Polissez-le sans cesse et le repolissez.

Après que les corporations anciennes avaient réglementé  là question de l’apprentissage – avec des conditions du reste différentes pour chacune d’elles – elles avaient institué des surveillants de ces contrats, appelés : jurés, gardes des métiers ou prud’hommes ; et cela paraît être l’embryon de l’inspection.

Mais à cette époque, il n’était question que de veiller à ce qu’on apprit le métier sans que la période totale du temps à y consacrer, sans que la durée journalière des heures dé travail surtout, soient limitées.

La loi du 22 germinal an XI, déterminant de façon plus stricte les obligations entre patrons et ouvriers n’avait point encore songé à limiter les heures imposées – ou consenties – et quand la loi du 4 mars 1851, vint protéger formellement les apprentis, elle ne pensa pas davantage que son principal objet devait être d’interdire le surmenage. On voyait à cette époque des enfants de cinq et six ans aider leurs parents à l’atelier ! Les épinceteuses, par exemple, qui arrachent du drap les fétus de paille, les fils noués, etc., commençaient souvent à cinq ans ce métier fort peu pénible en lui-même, il est vrai, mais qui astreignait à un repos forcé et prolongé des enfants si petits que leur seule occupation, à cet âge, doit être de grandir et de jouer.

La loi du 22 mars 1841parut donc, à son époque, un inappréciable bienfait. Elle interdisait, en effet, l’admission des enfants âgés de moins de 8 ans dans les usines, les manufactures, les ateliers munis de moteurs mécaniques, ou dans les usines ou ateliers, même sans moteurs, mais occupant plus de vingt ouvriers travaillant ensemble.

Les enfants de 8 à 10 ans ne devaient travailler que huit heures par jour, ceux de 12 à 16 ans pouvaient fournir douze heures, non compris le temps de repos. Ces mêmes enfants ne pouvaient travailler entre 9 heures du soir et 6 heures du matin, sauf avec autorisation spéciale, donnée pourtant dans certaines industries pour les enfants de 12 à 16 ans.

C’étaient-là les points importants que des règlements d’administration publique devaient compléter et préciser. Ces règlements ne furent pas rendus, et l’inspection du travail, organisée sur ces bases flottantes, ne put donner, alors, aucun résultat appréciable.

Chargés – bénévolement du reste – de contrôler les .conditions dans lesquelles les enfants étaient employés dans les usines, puis de dresser contre les patrons délinquants des procès-verbaux à lourdes amendes, les inspecteurs du travail ne prirent pas contact avec leurs administrés et l’on dut recourir à des fonctionnaires déjà existants pour les suppléer ; mais les inspecteurs de l’enseignement primaire et les vérificateurs des poids et mesures choisis pour cela, déjà chargés de leurs propres attributions, ne donnèrent point encore satisfaction.

Plus tard, on fit appel aux ingénieurs des mines qui, toujours depuis, demeurèrent chargés du contrôle absolu dans les mines, minières et carrières où les inspecteurs du, travail n’ont pas accès.

Entre-temps, sur de violentes réclamations, il avait fallu élever de 8 à 10 ans l’âge d’admission des enfants à l’atelier, et abaisser la durée journalière du travail. Ayant constaté les imperfections nombreuses de la loi de 1841 et son insuffisance, on la reprit, et un nouveau projet fut élaboré à la séance du 2 février 1848. Ce texte fut à nouveau cent fois revu, corrigé, modifié, mais rien d’important, rien de stable surtout, ne demeura, hors la limitation à douze heures pour les hommes adultes, de la journée de travail dans usines et manufactures.

Le 19 mai 1874 enfin, grâce à l’initiative d’un grand industriel, M. Joubert, et sur un rapport très étudié de M. Eug Tallon, un nouveau texte fut voté qui étendait considérable- ment les conditions de protection et les catégories de personnel protégé.

L’application en était en même temps assurée par la création d’un corps régulier de fonctionnaires spéciaux ; les inspecteurs du travail étaient nés.

II – Première organisation de l’inspection du travail

Les inspecteurs divisionnaires, nommés et rétribués par le gouvernement, avaient sous leurs ordres des inspecteurs départementaux, nommés par les conseils généraux et payés par les départements ; cette organisation, qui mettait des fonctionnaires d’administrations différentes. en hiérarchie directe, était fâcheuse ; elle subsista cependant jusqu’en 1892.

Des commissions locales devaient coopérer au service de l’inspection et le contrôler.

Enfin une commission supérieure du travail, instituée auprès du ministre, devait veiller à l’application de la loi et rendre compte de son fonctionnement au Président de la République, dans un rapport annuel.

Par cette loi nouvelle, les femmes ayant moins de 21 ans étaient protégées comme les enfants ; pour ceux-ci, l’âge d’admission à l’atelier était élevé à 12 ans. La journée de travail était fixée à six heures pour les enfants mineurs de 12 ans, mais demeurait de douze heures pour ceux de 12 à 16 ans. Les filles de 16 à 21 ans, protégées pour certains points (le repos du dimanche et des jours fériés par exemple), n’étaient pas limitées pour la durée du travail, mais elles ne pouvaient être admises dans les travaux souterrains.

Plus sévère que sa devancière de 1841, la loi du 19 mai 1874 élevait le tarif des pénalités pour les contraventions, et punissait d’une amende de 16 à 100 francs l’obstacle mis aux fonctions des inspecteurs ou des commissions locales. Mais tout en étant de beaucoup supérieure aux ébauches qui jusqu’alors l’avaient précédée, la loi de 1894 était loin d’être parfaite et dès 1897, après quatre ans à peine d’épreuve, on proposait de la modifier. Des tentatives faites en ce sens par la Chambre avaient échoué au Sénat, quand le mouvement international, provoqué par la Conférence de Berlin en 1890, rallumant l’attention, fit surgir les initiatives.

Des enquêtes minutieuses faites par les inspecteurs, et réunies en un imposant faisceau d’arguments présentés à la Chambre par M. Richard Waddington, en 1891, naquit un nouveau texte qui, modifié encore au Sénat en mars 1892, et renvoyé à la Chambre en octobre de la. même année, fut enfin promulgué le 2 novembre 1892.Mais les. nombreuses modifications et additions n’avaient pas fait la loi sensiblement plus pratique que les précédentes, puisque des critiques énergiques en faisaient demander à nouveau l’amendement dès les premiers mois de l’année suivante !

Et en fait, si d’élaborer un texte de loi est déjà chose bien difficile, le mettre en application est encore bien plus épineux. Les inspecteurs du travail mis à pied dœuvre se trouvèrent en présence d’excessifs, d’insurmontables obstacles. Il est justice de rappeler avec quelle ardeur les inspecteurs de cette époque se mirent au travail. Les cadres, remaniés et déjà très augmentés, restaient cependant très insuffisants pour la tâche àentreprendre ; chacun s’y mit avec dévouement et énergie.

III – Son organisation actuelle.

C’est de la loi du 2 novembre 1892 que date la réelle organisation de l’inspection du travail, et c’est à cette époque qu’elle fut établie telle qu’elle fonctionne à présent, où à peu près ; quelques modifications seulement dans les cadres, en effet, mais combien de surcharge dans les attributions !

La loi de 1892, en réglant les attributions des inspecteurs, n’adjoignait, à son propre texte, que les obligations déjà établies par les décrets-lois du 9 septembre 1848 et la loi du 7 décembre 1874, les prescriptions des textes intermédiaires se fondaient ou disparaissaient.

 En  prenant donc à cette époque seulement et jusqu’en 1906 le fonctionnement de l’inspection en France, il est facile de voir avec les ‘résultats obtenus ce qu’elle aurait dû faire; mais pourquoi elle ne l’a pas fait.

L’inspection, depuis 1892, est recrutée exclusivement par voie de concours ; il n’est exigé pour s’y présenter, aucun diplôme spécial ; le candidat doit être seulement Français, âgé de 26 ans au moins, de 35 au plus, présenter un certificat médical constatantqu’il n’a ni maladie, ni infirmité le rendant impropre à un service actif, un extrait, vierge, de son casier judiciaire et différentes autres pièces de moindre importance. Le diplôme délivré par l’école des ponts, par l’école nationale des mines, par l’école des mines de Saint-Étienne ou l’école du Génie maritime, le diplôme d’ingénieur des arts et manufactures, celui d’élève breveté des écoles nationales d’arts et métiers et le diplôme de docteur en médecine donnent de plano au candidat un avantage de trente points sur ses concurrents pour le classement définitif.

L’inspecteur reçu au titre de stagiaire passe, en cette qualité, une première année dans la résidence qui lui est assignée, suivant les besoins du service, et il peut ensuite franchir l’échelle des cinq classes qui le mèneront jusqu’au point où il peut être choisi pour être inspecteur divisionnaire. Du traitement de stagiaire – 2 400 francs – il arrivera, en un laps de temps qui ne doit pas être inférieur à treize ans, au traitement de 5 000 francs et à la première classe de son ;rade ; les trois stades suivants le conduiraient à la première classe de divisionnaire, avec un traitement de 8 000 francs, non compris les indemnités assez élevées.

L’avancement ne doit être, en effet, obtenu qu’après au moins trois ans de présence dans la classe précédente, et l’exception est rare de ceux que des circonstances à côté ont fait sortir des règles établies.

Les inspectrices, recrutées comme les inspecteurs, sont soumises aux mêmes règles d’avancement, mais ne dépassent pas le dernier échelon du grade des départementaux ; elles ne peuvent pas devenir divisionnaires – pas encore ! – Et je dis « pas encore », parce que les lois complémentaires intervenues depuis la loi fondamentale de 1892 ont fait en vérité les services très différents, et il se pourrait qu’un jour à venir, devant la grande extension forcée de tout le personnel, on soit obligé de diviser de telle sorte les attributions que cela constitue deux services parallèles, les progrèsdu « féminisme » aidant. Mais nous n’en sommes pas encore là, et dans l’état actuel de l’organisation, vingt inspectrices existantes sont réparties avec les quatre vingt-seize inspecteurs départementaux; dans les onze conscriptions taillées depuis 1892 et maintenues telles depuis cette époque. Quinze de ces inspectrices sont mobilisées dans la 1ère circonscription . Paris et sa .banlieue. Les viIles de Marseille, Lyon, Rouen. Nantes, Lille et leurs banlieues ont les cinq autres.

Depuis 1892, les inspecteurs départementaux, comme les divisionnaires, sont des fonctionnaires de l’État, nommés et payés par le ministère du travail.

Les inspecteurs divisionnaires dirigent, contrôlent et centralisent les services des départementaux placés sous leurs ordres. Ils doivent pour cela se déplacer souvent afin de visiter des établissements avec leurs subordonnés qu’ils rejoignent en cours de tournées. En outre de ce service de contrôle, l’inspecteur divisionnaire est chargé, spécialement, des visites à effectuer dans les établissements de l’État et dans certains établissements de bienfaisance ; il doit faire des enquêtes en cas d’accidents graves et voir les installations d’outillage nouveau.

C’est l’inspecteur divisionnaire qui sert d’intermédiaire entre l’administration et les inspecteurs départementaux ; il doit approuver .tous les procès-verbaux dressés avant qu’ils ne soient transmis aux Parquets, doit trancher toute question qui semble imprécise à ses subordonnés ; en fin d’année il dépouille et centralise les statistiques et les rapports des inspecteurs départementaux, pour en former son rapport annuel et la statistique complète de sa circonscription.

Les onze rapports des divisionnaires servent à la commission supérieure du travail pour établir le rapport d’ensemble qu’elle présente au président de la République.

IV – Son rôle, ses attributions.

Les inspecteurs et inspectrices départementaux sont chargés de la surveillance directe et permanente des établissements de leur section.

Les inspecteurs visitent les usines, chantiers et ateliers où le personnel est exclusivement masculin ou mixte ; ils voient également les établissements qui, tout en n’occupant qu’un personnel exclusivement féminin, font usage de moteur mécanique. Ils surveillent les conditions d’hygiène et de sécurité des travailleurs – lois de 1893 et 1903 – et ont un travail forcené du fait des accidents dont ils doivent recevoir la déclaration, vérifier les causes, voir les victimes, dresser procès-verbaux, qu’ils suivent aux tribunaux, etc., etc.

La loi du 9 septembre 1848 sur la d urée du travail dans les usines et manufactures, la loi du 7 décembre 1874 sur la protection des enfants employés dans les professions ambulantes, étaient, avant la loi de 1892, les seules règles que les inspecteurs eussent à faire respecter, encore pour la loi de 1874 étaient-ils largement aidés par les commissaires de police, qui devaient en assurer l’exécution concurremment avec eux. Mais depuis cette époque, de nombreuses loi complémentaires ont été promulguées, et leur importance est telle que l’inspection, dont les cadres n’ont pour ainsi dire pas été renforcés, se trouve débordée.

Les établissements placés sous le contrôle des inspecteurs sont, en général, assez importants pour être facilement découverts par les intéressés : cheminées d’usine, bruits de moteurs, étendue des chantiers ou des ateliers nécessaires aux maçons, menuisiers, serruriers, etc., ne se dissimulent pas, on les voit de loin et sûrement, et si la quantité dés détails à vérifier y prend un temps considérable, on n’a pas eu, au moins, grand ‘peine pour joindre le cœur de la place.

Il faut vérifier, en le comparant au registre d’inscription tenu par le patron, le livret que doit présenter chaque  enfant, fille  ou garçon, mineur de 18 ans. Ce livret obligatoire depuis l’âge d’admission, doit être visé par chaque patron à l’entrée à son atelier, et signé à nouveau par lui quand l’apprenti le quitte ; il doit être transporté d’atelier en atelier, sans autres inscriptions que des dates et des signatures. C’est le patron qui est responsable du livret d’ouvrier, qu’il ne peut présenter à la réquisition d l’inspecteur.

Pour qu’un enfant âgé de moins de 16 ans soit admis à travailler, il faut qu’il ait présenté (avec son livret portant mention de l’obtention du certificat d’études prévu par la loi du 28 mars 1882), le certificat d’aptitudes physiques qui lui a été délivré par le médecin assermenté, afin de constater qu’il est de santé suffisante pour faire, à 12 1/2 ans, le métier qu’il désire apprendre. Mais ce certificat, délivré hors de l’atelier, et avant qu’on sache même quel travail sera exigé de l’enfant, est illusoire. Assez souvent, l’inspecteur qui trouve l’apprenti à l’œuvre estime sa tâche trop pénible pour lui, il peut – et doit – en ce cas requérir un nouvel examen médical.

L’inspecteur doit encore, constater que les différents textes de loi et les règlements d’administration publique sont affichés ; que le tableau des heures de travail est exact ; qu’en aucune salle de l’établissement il n’est occupé de femmes ou d’enfants à des travaux insalubres, dangereux, ou immoraux ; que tout est tenu en parfait état de propreté et convenablement aéré et ventilé ; que les appareils mécaniques sont protégés et garantis de façon à ce que l’approche n’en puisse être dangereuse pour les ouvriers, et cela dans des conditions qui ont été déterminées par des règlements que la loi du 12 juin 1893 est venue .renforcer. De ce fait, la moindre visite prend un temps déjà important. – Toute infraction à la loi du 2 novembre 1892 doit être immédiatement relevée, et, après inscription sur le registre du patron, faire l’objet d’un procès-verbal. Mais pour la loi du 12 juin 1893, une mise en demeure préalable est exigée. Elle doit fixer un laps de temps – jamais inférieur à un mois – pour le délai d’exécution des travaux à effectuer, ou pour la modification de ce qui a été reconnu illégal. Ce temps expiré, l’inspecteur doit venir constater, de visu, si les prescriptions ont été suivies, et c’est à cette seconde visite qu’il dresse le procès-verbal, s’il y a lieu ; mais toujours, dans ces cas-là, plusieurs visites dans le même établissement sont nécessaires avant qu’on puisse arriver à l’organisation jugée bonne.

La déclaration – obligatoire- de tout accident survenu pendant le travail est faite à l’inspecteur de la section par le gérant ou le propriétaire, toujours responsable. L’inspecteur se rend immédiatement à l’endroit indiqué et, après avoir constaté l’état des machines, des échafaudages ou des outils causes de l’accident, doit voir le blessé pour recueillir aussi ses déclarations. Il dresse alors son procès-verbal, dont le jugement nécessite presque toujours la présence au tribunal.

Après une journée ainsi remplie, l’inspecteur doit en rentrant rédiger, en plus de la triple expédition des procès-verbaux, les rapports à y annexer pour le divisionnaire, et en garder le double, afin de fixer les détails qui seront nécessaires à l’audience et qu’on oublierait ou embrouillerait jusque-là. Les inspecteurs doivent encore tenir à jour le répertoire des fiches de chaque atelier, fiches sur lesquelles nt notés tous les incidents relevés à chaque visite avec le nombre des ouvriers par catégories, les heures de travail et  de repos, l’état d’hygiène et de bonne tenue de chaque établissement.

Un état journalier des visites effectuées est également  dressé pour être envoyé en fin de mois à l’inspecteur. divisionnaire.

A cela il faut encore poindre la correspondance fréquente avec l’inspecteur divisionnaire, avec les industriels pour les autorisations à donner, les renseignements complémentaires à leur demander, avec lessyndicats, les parquets, etc., ce qui fait que le service de l’inspection, qui devrait être un service essentiellement actif, est considérablement alourdi par toute cette paperasserie administrative, qui `prend de jour en jour des proportions plus effrayantes. Depuis 1892 au moins les. inspecteurs départementaux se plaignent dans tous leurs rapports annuels du temps `énorme qu’ils doivent employer à des travaux de bureau qui seraient plus utilement faits en d’autres conditions et par d’autres employés. Les inspecteurs divisionnaires ont des indemnités importantes pour frais de bureau et peuvent avoir des secrétaires. L’inspecteur divisionnaire de Paris a même pour cela une employée spéciale, payée par l’administration, plus un inspecteur contrôleur qui, le déchargeant `de la surveillance des sections, lui permet de donner à son service personnel, tout le temps nécessaire; mais les départementaux, qui ne touchent que 600 francs d’indemnité pour leurs déplacements et leurs frais de bureau, sont obligés de faire eux-mêmes toutes leurs écritures ; d’où perte detemps considérable pour la surveillance effective.

V. Insuffisance des cadres actuels pour  la protection effective.

Alors qu’il faudrait, pour bien faire, visiter au moins deux fois l’an chaque établissement soumis, aucun inspecteur, ou à peu près, ne peut effectuer, consciencieusement, une seule fois par an, le tour complet de sa section.

116 inspecteurs départementaux, en France, ont à surveiller 511 783 établissements connus ou présumés.

Or, d’après les dernières statistiques parues (décembre 1905), 201 291 établissements n’ont encore jamais été vus[1]. Et cependant, en cette même année, 141 874 ateliers avaient été visités. C’est moins de la moitié, et pourtant ce chiffre, si insuffisant qu’il soit, représente un travail énorme, car pour qu’il soit numériquement exact, il faut, en effet, y ajouter toutes les « contre-visites » c’est-à-dire toutes les visites faites en double – ou en triple – dans le même atelier (pour régulariser les mises en demeure, faire le contrôle des jours fériés ou du travail de nuit) qui ne figurent pas dans cette statistique.

Si les inspecteurs trouvent assez facilement les établissements qu’ils doivent visiter, il n’en est pas de même pour les inspectrices. Le quart à peine des ateliers d’une section sont indiqués par des signes extérieurs : plaques ou enseignes ; les autres doivent être découverts au hasard des courses et à force d’attention.

Ces recherches pour la constitution d’une section sont un gros travail. Dans les grandes villes, la petite industrie se déplace avec une extrême facilité, surtout dans les quartiers excentriques.

Tout l’agencement, consistant en une table à tailler et deux ou trois mannequins, une table à repasser et un fourneau, se transporte facilement d’un local à un autre sans installation préalable.

Telle rue qui paraît terminée, bien fouillée à fond, mise en ordre d’un bout à l’autre, aura, moins de trois mois après, déjà modifié entièrement sa physionomie; des ateliers se sont fermés, d’autres ouverts, et tout est à recommencer.

Les inspectrices visitent les ateliers exclusivement féminins et sans moteurs mécaniques ; elles n’appliquent donc pas la loi de 1848. Exceptionnellement elles rencontrent des ouvriers adultes chez les tailleurs en chambre (apiéceurs) et chez les fourreurs (chambre-maîtres) des apprentis dans ces mêmes maisons et dans quelques autres encore mais le nombre en est peu élevé relativement au total du personnel féminin qu’elles trouvent dans les ateliers de couture, modes, lingerie, blanchissage et repassage du linge, triage des cafés, graines, chiffons, etc.

Elles appliquent, comme les. inspecteurs, avec la loi de 1893 modifiée par la loi du 3o mars 1900, la loi de 1893 complétée par la loi de 1903 en tout ce qui concerne l’hygiène des ateliers sans moteurs ; elles sont chargées, en plus, de l’application de la loi du 3o décembre 1900, dite communément « loi des sièges »,.qui prescrit à chaque industriel ou commerçant l’obligation de mettre des sièges, particuliers et spéciaux, à la disposition de chacune des femmes qu’ils occupent dans leurs magasins ou bureaux. Il leur faut veiller à ce que les enfants de moins de 16 ans ne travaillent pas aux machines à coudre, ne manipulent pas le linge sale, ne portent de trop lourds fardeaux ; elles inspectent également, au point de vue de -l’hygiène et des mœurs, la bonne tenue des ateliers, des chambres ou dortoirs des employés.

Elles ont le même travail de bureau que les inspecteurs, très allégé cependant de toute la grosse question des accidents.

Le rapporteur de 1905, tout en constatant l’activité du service de l’inspection, le déclare très au-dessous de sa tâche, et il veut bien reconnaître que cela dépend surtout de son insuffisance numérique. Aussi la création de 21 sections nouvelles a-t-elle été décidée ; quelques-unes déjà sont en fonction en 1906 et un concours ouvert pour de nouveaux titulaires permettra d’atteindre le chiffre total en novembre 1907. Et ce sera encore de beaucoup inférieur à l’effectif qui serait nécessaire pour que la protection et la surveillance soient réelles.

VI. Les ateliers dits de famille et l’impuissance pratique

de l’inspection.

Si, d’après les chiffres que nous avons indiqués plus haut – et que nous avons relevés à la statistique officielle – 511 783 établissements (occupant un personnel de 3 726 578 ouvriers, ouvrières ou enfants) sont connus – quoique incomplètement contrôlés par le service – nous pouvons dire, à peu près sûrement, que ce chiffre est les trois quarts de ce qu’il devrait être, car il existe deux catégories très importantes d’ateliers inconnus du service : les ateliers dits de famille et les ateliers clandestins. Ils constituent, les uns et les autres, un péril social, car ce sont eux dont l’installation hygiénique est toujours défectueuse, eux dans lesquels le surmenage est à l’état chronique et où le prix de main-d’œuvre est abaissé au-dessous de toute vraisemblance, de toute humanité.

« Les inspecteurs du travail, dit la loi, n’ont pas accès dans les ateliers où ne sont occupés que les membresd’une même famille, sous  l’autorité soit du père, soit de la mère, soit du tuteur,’ à moins qu’il n’y soit fait usage de moteur mécanique. »

Dans ces conditions, faire passer le plus possible d’ouvriers ou d’apprentis comme étant « la famille » est chose courante, et dans les grandes villes, où personne ne se connaît,,c’est très facile jusqu’à concurrence d’un nombre vraisemblable.

Dans une ville de province cependant, j’ai connu un tailleur travaillant réellement en famille à neuf personnes : lui, sa femme et ses sept enfants, filles et garçons ! « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »

Cette lacune dans la loi du travail devrait être comblée d’urgence, car un « atelier de  famille », dans le vrai sens du mot, n’existe qu’à l’état d’infime exception. Toujours, à un moment donné, pour une période plus ou moins longue, on y introduira un aide ; ouvrier habile, pour suppléer les enfants encore inexpérimentés, pour un urgent à-coup, ou jeune apprenti, pour éviter aux membres habiles de la famille la perte de temps des courses ou des petites besognes de l’atelier pendant cette même période de presse.

Très rarement cet atelier resterasix mois par an, réellement hors la loi ; alors pourquoi l’y mettre ?

« Je n’ai pas d’atelier, dit volontiers l’apiéceur, c’est ma chambre, ces travailleurs sont mes enfants, vous pensez bien que je ne pourrais pas employer des étrangers, n’étant plus grandement que, ça. » Et cependant dans de nombreuses brochures, dans des conférences, dans les revues, partout on a signalé l’énorme danger de contagion des maladies transmissibles par ce déplorable système du travail « en chambre », c’est l’expression consacrée et c’est l’expression vraie, car l’atelier des ouvriers du sweating-systemqui forment la plupart des ateliers dits de famille est presque toujours « leur chambre ». Et c’est aussi presque toujours un taudis, où les plus élémentaires conditions d’hygiène et de propreté sont méconnues. En fait, où prendraient-ils, ces malheureux, pendant les semaines de grande presse, le temps de nettoyer, d’aérer, d’entretenir seulement cette pièce dans laquelle il leur faut travailler, sans relâche, non pas « vingt-cinq heures par jour pendant six mois consécutifs », comme on l’a écrit il y a quelque temps, dans un document officiel, mais bien souvent vingt-cinq heures de suite, sans le moindre repos, pour gagner les fr. 2.25 que leur est payé « un veston soigné » ! Ils ne dorment pas et ils mangent en hâte, sur le coin de la table de travail, un bout de charcuterie arrosée d’un café fortement additionné d’alcool. « Momentanément ça chasse le sommeil », disaient à une inspectrice un tailleur et sa femme, travaillant vraiment seuls, mais avec ces périodes de surmenage écrasant.

Pour se soustraire à toute responsabilité les industriels de gros, les grands magasins confient le travail à des entrepreneurs à domicile, qui prennent eux-mêmes des sous-entrepreneurs qui, souvent à leur tour, occupent un ou deux ouvriers et fondent atelier. Cette cascade qui peut aller ainsi beaucoup plus loin qu’on ne croit, suivant le genre de travail confié, est la principale cause de l’avilissement des salaires dont partout on s’effraie à si juste raison.

Le premier offrant paie un prix raisonnable pour l’exécution du travail qu’il commande, car il se décharge, du même coup, de tous les risques de malfaçon avec les ouvriers et des risques d’amendes que comporte le contrôle de la loi, puisqu’il supprime l’atelier sous son toit. Ce serait son droit et nous n’y verrions nul obstacle si, en échange de ces avantages conquis, on lui imposait l’obligation absolue de déclarer tous ses entrepreneurs, sous peine d’une forte amende en cas de négligence ou de déclaration incomplète.

L’inspectrice, qui souvent devrait monter quatre ou cinq étages – ces sortes d’atelier sont toujours sous les combles – pour s’assurer par elle-même qu’un atelier dont elle a deviné l’existence est, ou n’est pas « atelier de famille » comme la concierge le lui affirme, hésite, sachant, par expérience, que si elle reconnaît aujourd’hui cette situation exacte, elle devra redescendre sans qu’il lui soit tenu compte de ce surcroît de fatigue. Elle n’a rien à faire dans les ateliers de famille où on n’utilise pas de moteur, c’est  entendu. Sa visite ne doit pas être comptée. Et si en fin de mois elle en indique un certain nombre sur son état, à là rubrique –pour cela créée cependant ! – « ateliers n’occupant personne », on lui fera observer qu’« elle fait du remplissage pour enfler une section qui ne présente aucun intérêt ». Au bout d’un peu de temps de lutte entre les intérêts du divisionnaire, qui veut étaler des gros chiffres, et sa conscience à elle, qui lui dit que le but d’une loi de protection est de protéger et non de bluffer, l’inspectrice se découragera de. monter chaque jour cinq, dix ou vingt étages supplémentaires inutilement. Elle admettra que cequ’on lui désigne comme atelier de famille est atelier de famille, et le mensonge prendra droit de cité.

On devrait pourtant, au contraire, considérer comme bien plus intéressant le nombre des ateliers visités que le nombre des ouvriers rencontrés au point de vue protection.

Des ouvriers groupés se défendent eux-mêmes. Unpatron ne peut espérer dissimuler une fraude aux yeux de cinquante, de cent ou d’un plus grand nombre d’ouvriers ; il est à peu prés sûr qu’il serait dénoncé. Mais le patron d’un tout petit atelier, au contraire, et à fortiori une patronne, qui tient son personnel dans la main, aurait vite fait de savoir d’où a pu partir une plainte ou une réflexion imprudente, puisqu’elle a très peu de monde. Les ouvrières quile savent n’osent pas se plaindre, elles travaillent et se tuent en silence.

En dehors des ateliers dits de famille, toute une autre catégorie échappe à la loi. Ce sont souvent des ateliers importants, mais querien ne peut désigner à l’attention du contrôle. Beaucoup des ateliers d’entreprise sont dans ce cas. Ne travaillant pas pour la clientèle, ils n’ont aucun intérêt à afficher une enseigne quelconque – au contraire – et c’est pour cela que la déclaration du commerçant et de l’industriel employeur serait intéressante.

Ces ateliers, qui se soustraient à l’inspection, se soustraient aussi à l’impôt, et quand on en établit l’assiette, il est fâcheux que l’on ne puisse faire supporter que par quatre-vingts ateliers la chargeque cent, au bas mot, devraient prendre.

La petite ouvrière qui lutte avec une énergie farouche, qui travaille elle-même treize et quatorze heures par jour régulièrement, pour préparer l’ouvrage du lendemain et dresser à chacune de ses cinq ou six ouvrières la tâche quotidienne, est écrasée par la patente, l’impôt de la plaque, de l’enseigne. Dans un faux calcul, elle s’efforce d’entasser commande sur commande, espérant, à force de petits bénéfices, joindre les deux bouts. Elle doit souvent, en morte-saison, dépenser en médicaments et en soins supplémentaires les quelques sous gagnés à cet écrasant labeur !

A côté d’elle, l’entrepreneuse qui travaille pour le grand magasin avec dix ou quinze ouvrières, sans réclame, sans plaque, sans enseigne, ne paie rien ! Elle touchera chaque semaine le prix convenu, sans surprises, sans pertes, et prélèvera sur chaque ouvrière un bénéfice net, – tandis qu’avant de manger la voisine devra payer, avec la série des impôts, les  fournisseurs et les avances de toutes sortes que sa clientèle lui fera attendre.

Il faudrait donc faire à ces ateliers une chasse acharnée, les obliger à subir la loi commune, et les empêcher, par cela même, de faire une concurrence insoutenable aux ateliers réglementés.

La multiplicité des travaux imposés aux inspecteurs du travail a mis leur tâche au-dessus de leurs forces ; pour qu’elle fût faite utilement, l’inspection devrait être moins encombrée de détails, de niaiseries, du désir de paraître faire quelque chose. Les questions réellement intéressantes devraient être soigneusement dégagées et, seules, retenir l’attention.

Les loisouvrières se compliquent de jour en  jour, et chacune, contredisant l’autre, s’y ajoutant sans l’annuler, on arrive à un « maquis » dans lequel il est à peu près impossible de se retrouver et où s’égarent même les meilleures volontés.

VII. Les textes de loi trop compliqués

La question de durée des heures de travail, qui est la partie la plus intéressante de la  réglementation, est, dans tous les textes, la moins claire. D’après la loi du 9 septembre 1848, les ouvriers adultes peuvent travailler douze heures dans les usines et les manufactures. Mais cependant, si ces ouvriers travaillent dans les mêmes locaux que des femmes ou des enfants, la loidu 30 mars 1900 leur interdit de travailler plus de dix heures par jour. Et cetteréglementation, déjà compliquée par elle-même, s’embrouille de toutes les dérogations plus ou moins étendues que les règlements accordent à certaines industries et refusent à d’autres, pour « des raisons que la raison ne comprend pas » toujours.

Dans les blanchisseries, par exemple, l’ouvrière qu’on appelle « fille de semaine », étant payée à la semaine, non à la journée, n’est pas considérée comme une ouvrière ordinaire… Quand, après l’heure de la journée légale, on la trouve encore à la maison à cuisiner, à laver la vaisselle, à coucher les enfants, on n’a rien à dire : « elle ne s’occupe pas de travail industriel ». On sait cependant que c’est « la fille de semaine » ; que sa journée a commencé au moins une demi-heure avant celle des autres, pour l’allumage du fourneau, le mouillage du linge à repasser, etc., et qu’elle la terminera à un moment tout à fait imprécis, quand la patronne aura fini, elle-même, sa dure besogne. La fille de semaine est souvent couchée à la maison, elle a souvent moins de 18 ans, mais à quoi sert que son livret le reconnaisse et que l’inspectrice le constate, puisqu’on la considère comme « une bonne » à cette heure, alors que toute la journée on l’a considérée comme une ouvrière et occupée au travail du métier ?

VIII. L’apprentissage disparait. – Les livrets.

Les contrats d’apprentissage de la loi de 1841 ayant été supprimés, on a rétabli, pour les enfants mineurs de 18 ans, le livret qui, constituant un certificat permanent, doit être apporté par eux dans chaque atelier et gardé par le patron pour être présenté par lui à chaque réquisition de l’inspection.

Ce livret, parfait en théorie, est, dans la pratique, une mauvaise plaisanterie. Il ne sert pas au but pour lequel il avait été établi : obliger les ouvriers à faire un apprentissage réel et sérieux ; mais il sert à tromper l’inspecteur ou le patron, suivant les circonstances, et souvent les deux à la fois. Or, c’est un fait regrettable, mais incontesté, que l’apprentissage disparaît et que l’habileté professionnelle n’est plus qu’une exception. « L’apprenti »est devenu « petite main » ; on le paie dès l’entrée à l’atelier et partant on l’utilise, non pas à apprendre le travail de son métier, mais à faire les courses, le nettoyage, etc. L’inspection n’a pas droit de contrôle sur ce manque d’honnêteté.

A la condition que l’enfant ne soit pas occupé à un travail insalubre, dangereux ou excédant ses forces, il n’y rien à dire.

Le livret n’est donc une garantie ni pour l’enfant et ses parents d’une part, puisqu’un patron indélicat n’est, par lui, engagé à rien; ni pour le patron qui n’y peut pas trouver  l’assurance que l’enfant a déjà accompli, quand on le 1ui présente, une période d’apprentissage réel dans un précédent atelier. Il a pu y séjourner vraiment le laps de temps indiqué par les dates inscrites, mais quelle sorte de besogne y a-t-il accomplie ? Le livret n’en doit pas parler. Il ne sert pas à contrôler la certitude d’un apprentissage réel, mais il peut y faire ‘croire ! Et puis, on l’échange ! Le même livret peut servir aux deux sœurs. L’une a 16 ans, elle est forte et travaille bien, elle se présente dans un atelier en se donnant 18 ans ; l‘ouvrage presse, on la prend avant d’avoir consulté le livret. Son travail correspond à l’âge qu’elle indiqué ; l’affaire est conclue ; on ne parle plus du livret, et quand l’inspectrice passe : « J’ai 18 ans, Madame, et n’ai plus de livret. » Si l’inspectrice n’a aucune raison de douter, elle n’insiste pas.

Le jeune sœur, qui n’a que 14 ans, prend alors le livret inutile au lieu du  sien. Elle va se donner ainsi 16 ans, justifiera de trois ans d’apprentissage au lieu d’un an, et si cela peut réussir aussi, les deux patronnes auront été égale ment trompées. Et cela aurait une importance assez considérable si la loi était strictement exécutée, car elle dit expressément que « les enfants au-dessous de 18 ans ne devront jamais veiller sans une autorisation spéciale et écrite de l’inspecteur divisionnaire » tandis que, pendant un nombre de jours déterminés, on peut, après un simple avis donné à l’inspecteur de la section (avis dont on affiche la copie dans l’atelier), faire travailler les ouvrières au-dessus de cet âge.

L’ennui d’écrire à l’inspecteur divisionnaire qu’on ne connaît pas, d’attendre sa réponse pour l’afficher, faisait, qu’en général, on renvoyait toutes les « petites mains » et les apprenties pour la veillée. C’était toujours autant de gagné ! Depuis quelque temps, à Paris, on a, abusivement, supprimé cette formalité. L’inspecteur divisionnaire a délégué aux départementaux cette partie de son service. Les industriels ne font plus la différence ; sentant la corde lâcher, ils tirent à leur tour un peu plus dessus et les enfants veillent comme les autres. En cas de visite tardive de l’inspectrice, les patronnes ont du reste à leur disposition un tour qui peut tromper quelquefois. L’inspectrice demande à une ouvrière, en vérifiant les livrets : « Comment vous appelez-vous, Mademoiselle ? »  La patronne prend rapidement la parole : « Germaine X, Madame, voilà son livret. » Si l’inspectrice n’a pas saisi au vol l’expression ahurie de l’enfant qui s’appelle, en réalité, « Yvonne » ou « Marguerite », en s’entendant débaptiser subitement, elle constate que la jeune fille, propriétaire de ce livret, a, en effet, 18 ans 1/2 ou 19 ans, cela va bien. Sauf que la vraie titulaire du livre est déjà partie de cet atelier ou morte! Voilà toute l’utilité pratique du livret.

On a longuement raconté autrefois et de temps en temps on sert à nouveau dans les journaux l’histoire d’une apprentie oubliée dans un placard où on l’avait poussée, un soir, à l’arrivée de l’inspectrice. C’est un canard ; la patientese serai t fait entendre avant de mourir, et quelqu’un certainement y aurait pensé avant le jour. Cependant le placard cachette  n’est pas un mythe. Après une minutieuse perquisition dans un petit appartement parisien, j’ai bien trouvé,un soir, sept ouvrières dans un cabinet noir ! Elles n’y étouffaient que de rire, du reste, et, en fait, la sortie de ces sept femmes de Barbe Bleue n’avait rien de tragique et j’avais de la peine à tenir le sérieux qu’il fallait devant ce défilé pseudo macabre.

La patronne était absente.

IX. Les fraudes.

Les ouvriers se plaisent souvent à déjouer les efforts l’inspection, presque autant que les patrons, contre les exigences desquels cependant on les protège.

Quelquefois, quand on arrive le soir, l’atelier paraît très sombre. L’inspecteur cependant voudrait y entrer, car il n’est pas sûr que -tout le monde soit parti ; il manifeste le désir de signer le registre, mais impossible d’ouvrir ! La concierge, par un fil qui relie sa loge à l’atelier ou à l’usine, avec un signal convenu, a commandé l’obscurité.

Impossible pourtant d’enfoncer les portes. Et pendant que, soupçonneux, l’inspecteur attend un peu pour voir si l’on sortira… par un autre escalier ou un passage inconnu, les ouvriers, tranquillement, s’en sont allés !

 Un système maintenant employé à Paris peut diminuer un peu cette sorte de, tromperie. Les inspecteurs et inspectrices vont à deux, même trois, dans les établissements à escaliers ou sorties multiples. C’est évidemment très  bien pour ces sortes de grandes maisons ; mais pendant que trois services sont réquisitionnés pour en surveiller un, que deviennent les deux autres ?

Il est vrai que ces deux autres sont de ceux qui sont considérés comme peu intéressants ; ceux dont il est écrit « que la surveillance de vingt d’entre eux ne peut être considérée comme travail équivalent à celui que représente la surveillance d’un atelier à gros effectif ». Les doubles escaliers sont inutiles, les sonneries d’alarme n’auraient pas à fonctionner, s’il y en avait ; mais là, il n’y en a pas, car ce sont les petits ateliers des quartiers de pauvres gens, dans lesquels les ouvriers ont le droit de se tuer sur leur travail de 7 heures du matin à 10 heures du soir ! Les ouvrières de ces quartiers ne sauront même plus qu’il y a pour les protéger tout un corps de fonctionnaires ; elles ne les verront jamais, car chacune de ces inspectrices-là a de 1 500 à 1 800 ateliers à visiter, et quand il lui faut doubler une inspectrice du centre pour des visites jugées plus difficiles, les siennes sont forcément négligées.

La loi dit que les inspecteurs du travail ont accès dans les établissements « et leurs dépendances ». Pour la petite industrie, le terme est vague et peut donner lieu à contestations.

Dans les grandes maisons – même de couture, de modes, etc., – les ateliers, salons d’attente et d’essayage, les salles de manutention, de réserves, sont très nettement déterminés et ordinairement absolument distincts de l’appartement particulier. Dans les petites maisons, il en va tout autrement. Admettons qu’il y ait un atelier spécial et même un salon d’essayage ; mais la chambre de la patronne, sa salle à manger sont d’autres salons d’essayage ou d’attente, à certaines heures, tandis qu’à d’autres (aux plus fréquentes, aux plus longues), ce sont des pièces intimes.

Y a t-on légalement accès comme dans les salons spéciaux, qui sont bien vraiment des dépendances ?

C’est évidemment là qu’on peut dire que la fin justifie les moyens. On avait le droit d’y entrer, certainement, si on y a trouvé des ouvrières travaillant après l’heure. Mais si on n’y a rencontré aucune des personnes protégées parla loi,  en « flagrant délit de travail »,, qu’auraient pu dire celles qu’on les aurait dérangées, vaquant à leurs occupations personnelles ? C’est un point très délicat et qui fait que souvent on n’ose pas forcer la porte close, craignant de ne rien trouver de précis ; on aime mieux laisser échapper une contravention présumée que de s’exposer, si la constatation ne pouvait être faite, à mille désagréments.

Ces, visites ‘du soir sont cependant la  partie utile et intéressante de l’inspection. Il faut tenir les patrons en haleine et qu’ils redoutent, aux heures de repos légal, le passage possible des inspecteurs. Le passage, même rapide, même superficiel, est plus nécessaire que les visites en chevaux de manège faites tout le jour pour répéter : affichez la loi au mur, inscrivez régulièrement les livrets – si souvent faux. Ces courses fatigantes et si énervantes seraient en partie supprimables si la déclaration des employeurs était sévèrement obligée. L’inspecteur de section, avisé, enverrait Immédiatement, sous pli recommandé, les instructions nécessaires à chaque industriel, qui ne pourrait jamais alléguer son ignorance. On aurait pris soin, au préalable, de faire les textes à afficher intelligibles pour tous, en dégageant les prescriptions strictes de toutes les explications superflues qui ne peuvent qu’embrouiller et troubler les esprits simplistes que sont la plupart des patrons de toute la petite industrie.

X  Nécessité de l’éducation sociale des ouvriers

Le temps ainsi gagné serait alors employé au vrai contrôle et à l’amélioration raisonnée, expliquée, des conditions hygiéniques et morales de l’atelier. La nécessité de faire beaucoup de visites oblige à les faire trop rapidement.

On invite les inspecteurs à faire des conférences dans les milieux ouvriers, à s’entendre pour cela avec les syndicats et autres groupements. Mais tout le monde n’ira pas aux conférences, tandis que l’observation faite sur place du fait précis qu’on a sous les yeux, le danger démontré, avec preuves à l’appui, de telle installation ou de tel appareil ferait la meilleure et la plus utile des conférences. Le temps manque ; talonné par la quantité d’établissements qu’il faut voir, sous peine d’être absolument débordé et tout à fait ignorant de l’état de sa section, on va, on va, et le résultat final est insignifiant, malgré tant d’efforts, tant de fatigue, tant de temps et tant d’argent dépensés.

Or, on a toujours constaté que le passage de l’inspection dans le quartier amène immédiatement une pluie de lettres : demandes de renseignements, d’autorisations, plaintes, dénonciations. Beaucoup pèchent par ignorance : ils ne savent ni leurs devoirs, ni leurs droits ; l’inspecteur du travail devrait les leur apprendre, et ce ne serait pas son application la moins utile.

L’éducation civique des ouvriers, en France, est absolument insuffisante. On leur a bien dit vaguement qu’ils ont des droits, mais sans leur mettre en parallèle en échange de quels devoirs. Puisque tout ouvrier peut devenir patron, il faudrait, dès l’école, dès l’apprentissage, l’obliger à acquérir les qualités professionnelles et morales qui lui seront pour cela nécessaires. Et c’est de quoi on a le moins souci. Tentés parle mirage du « chez soi », avec les quatre sous péniblement gagnés en plusieurs années – d’un travail très médiocre – les ouvriers tentent la chance d’un petit établissement à eux. Bientôt, découragés, ils s’excitent et deviennent mauvais contre leurs propres ouvriers, ces frères si proches, compagnons des heures de lutte et que l’on protège cependant contre leur apparente rapacité. Ces petits patrons travaillent eux-mêmes, peinent autant, et plus, que leurs employés,  mais tous  leurs efforts s’écroulent ; ils n’ont pas été établis sur les bases nécessaires.

On ne s’improvise ‘pas du jour au lendemain « maître » dans un métier qu’on n’a jamais appris, et l’apprentissage n’est plus qu’un mot. On ne peut pas faire exécuter avantageusement, sous ses ordres, le travail qu’on n’a jamais fait soi-même qu’en manœuvre, et l’amour-propre professionnel disparaît. Ceci a créé l’état d’esprit actuel contre lequel les inspecteurs du travail ont à lutter perpétuellement ; le mécontentement est général entre patrons et ouvriers, et cela vient exclusivement de la connaissance imparfaite des obligations qu’ils ont vis-à-vis les uns des autres.

L’inspection du travail est pour les travailleurs la manifestation du « pouvoir » qui va vers eux. Pourquoi l’a-t-on faite répressive seulement ?

En résumé, c’est un service encore en formation.

Les chiffres éloquents relevés, dans le rapport présenté au président de la République, sur son fonctionnement en 1905, le démontrent. Plus de la moitié des établissements connus, qui devraient être régulièrement soumis au contrôle, n’ont jamais été visités, et cependant ce service existe depuis quinze ans dans les conditions actuelles.

XI. Conséquences économiques de l’inspection du travail.

Telle que, l’inspection  a cependant permis de faire certaines constatations de la plus haute importance pour les conséquences que peuvent avoir, sur les conditions économiques du pays, l’application des lois ouvrières.

En premier lieu, la loi du 3o mars 1900, qui ne tolère plus que dix heures de travail aux ouvriers adultes occupés dans les mêmes locaux que les femmes et les enfants, a eu, comme effet, le renvoi des enfants dans un grand nombre de chantiers ; la conséquence sera, dans un avenir prochain, l’impossibilité de recruter un personnel vraiment exercé. Dans d’autres métiers, l’impossibilité d’occuper les enfants mineurs de 16 ou 18 ans à certains travaux d’atelier, a pour ainsi dire complètement supprimé l’apprentissage. C’est un phénomène gros de conséquences pour l’avenir et qui doit attirer l’attention du législateur.

D’autre part, l’indépendance absolue laissée aux ateliers dits de famille, a créé une organisation nouvelle dans l’industrie. Ce même rapport de 1905, sur l’inspection du travail, le constate avec regret. Partout où l’on peut substituer la machine à la main-d’œuvre humaine, l’industrie tend à se centraliser dans les grandes entreprises, où l’organisation matérielle ne laisse rien à désirer. Mais, au contraire, dans les industries où la main-d’œuvre animée joue le rôle prépondérant, les patrons, pour se soustraire à toutes les difficultés, donnent la plus grande partie de ce travail aux ouvriers en chambre et c’est là le grand péril social déjà souligné au cours de cette étude et de tant d’autres[2], qui appelle les remèdes les plus énergiques. Le surmenage, l’avilissement des salaires, la déchéance physique et morale qui en sont la conséquence, sont le plus clair résultat de ce système.

Aussi ne pouvons-nous que regretter, une fois encore, la tendance manifestée par certains fonctionnaires à considérer les petits ateliers comme tout à fait insignifiants, et ceux à gros effectif personnel comme seuls dignes de retenir la sollicitude de l’inspection. L’atelier dit « de famille », devrait faire, au contraire, l’objet de la plus assidue surveillance. C’est dans ces ateliers, en effet, je le répète, que les abus les plus dangereux, les infractions aux lois d’hygiène se rencontrent le plus souvent.

Malheureusement, à la statistique il faut un grand nombre de ces ateliers-là pour donner le même chiffre qu’un seul grand atelier. Or, on veut voir d’abord  le nombre des  ouvriers rencontrés, sans chercher là où il était le meilleur pour eux d’être protégés. C’est « le chiffre » qu’il parait intéressant d’étaler. Le bienfait social et réel de l’inspection n’apparaît qu’en seconde ligne.

Si on ne veut pas que du  bien résulte  le mal ; si l’on ne veut pas que la protection ouvrière devienne une erreur économique en même temps qu’une erreur sociale, il faut que cette protection soit réelle et étendue sur tous.

Le service de l’Inspection du travail, malgré la valeur et le dévouement incontestable de ses fonctionnaires, ne donnera tout son effet utile que le jour  où il sera assez fortement organisé pour assurer cette protection intégrale. Les constatations  faites depuis qu’il existe démontrent que les lois ouvrières, plus que toutes autres, doivent être simplifiées, coordonnées, qu’il faut en faire disparaître tout ce qui les alourdit.

Sui nous n’avons pas parlé de la loi sur le repos hebdomadaire (la plus humaine de toutes), c’est que, vieille d’un an, en France, elle a soulevé de tels problèmes, de si grosses difficultés, que son application n’a pu être assurée de façon .satisfaisante, et le ministère du travail a dû mettre à l’étude une modification complète du texte actuel. On ne peut donc pressentir les résultats économiques qu’elle donnera ; il faut la faire applicable avant de tenter de la faire appliquer. Mais l’expérience a déjà démontré qu’il en faudrait exclure tous les modes variés de dérogations, de catégories et d’organisations spéciales, qui font qu’en fait elle n’existe pas. Les systèmes de roulements, d’équipes, de jours pris isolément ou en bloc, ou par demi-journées, tout ceci laissé au choix des employeurs, des employés, et à l’appréciation personnelle des dispensateurs d’autorisations, a mis dans un inextricable embarras les commissaires de police et leurs agents, les vérificateurs de poids et mesures, et les inspecteurs du travail, tous chargés de son application trop brusque et trop hâtive.

XII. L’initiative privée. – Les ligues sociales d’acheteurs.

Dans la lutte., aujourd’hui si aiguë, entre le patron et l’ouvrier, entre l’homme désireux de faire fructifier son capital et celui qui, pour capital, n’a que ses bras, la collectivité intervient de plus en plus. Nous avons vu le rôle insuffisant que peut jouer, dans son état actuel, l’inspection du travail chargée officiellement de faire respecter les lois ouvrières et d’être le tampon entre ces deux forces qui se heurtent.

Depuis quelques années, un autre facteur est intervenu, et c’est à lui que restera le dernier mot si, conscient de ses désirs, de ses droits, de sa force par la douceur et la persuasion, le consommateur, avec persévérance et sans découragement, poursuit son œuvre.

L’action de l’inspection sur l’industriel et le commerçant est forcément intermittente ; nous avons vu, qu’en fait, elle est, dans la moitié des cas au moins, purement théorique et, en tous les cas, toujours répressive.

L’action du client, de l’acheteur, est, au contraire, permanente, de tous les instants et toute de persuasion.

C’est pour attirer le client que le commerçant avilit les prix et recourt aux abus du travail à domicile. Il n’a qu’un but: retenir la clientèle et l’on comprend que pour y parvenir il n’hésite pas à courir les risques d’une répression hypothétique et hors proportion, du reste, avec les bénéfices que peut lui procurer son infraction aux lois.

Il en est du corps social comme du corps humain. Sa, bonne santé ne peut résulter que du fonctionnement harmonique de ses divers organes.

Partant donc de ce principe, aussi vrai en économie sociale qu’en physiologie, un certain nombre de personnes altruistes  ont eu la  pensée, en divers  pays, de créer « les Ligues sociales d’acheteurs ».

Ces ligues sont des associations de personnes qui, ayant compris quelle est leur part de responsabilité morale vis-à-vis du monde des travailleurs, en tant qu’acheteurs et consommateurs, ont résolu d’obtenir à l’aide de leurs achatsquotidiens ordinaires, mais organisés et éclairés, les améliorations progressives des conditions du travail.

Les principaux devoirs des membres de la Ligue française ont été ainsi formulés :

1° Ne jamais faire une. commande sans s’assurer, qu’elle ne risque pas d’entraîner le travail de la veillée ou du  dimanche ;

2° Éviter toujours de faire les commandes au dernier moment, surtout aux époques de presse ;

3° Refuser toute livraison après sept heures du soir ou le dimanche, afin de ne pas être, même indirectement, responsable d’une prolongation des heures de travail pour les livreurs, employés ou employées, apprentis ou apprenties ;

4° Payer ses  notes régulièrement et sans retard ;

5° Ne s’adresser, pour ses achats, qu’ a des commerçants  ou industriels qui assurent l’hygiène de leurs ouvriers. et respectent les lois de protection.

Tout le monde peut, tout le monde doit faire partie de ces ligues. L’idée fait en France très rapidement son chemin, et le groupe, fondé à Paris[3] par Mme Jean Brunhes, en 1902, s’étend chaque jour. Son influence se fait déjà sentir dans l’industrie parisienne par l’intérêt trouve le patron dans son adhésion aux prescriptions de la Ligue, qui lui apporte en échange une clientèle sûre.

Une publicité gratuite considérable est le plus puissant encouragement à traiter son personnel humainement, en « bon père de famille ».

Déjà la Ligue parisienne a pu intervenir utilement dans des conflits entre patrons et ouvriers et ramener l’accord à la complète satisfaction des deux parties. Et cela, l’Inspection du travail ne l’aurait jamais pu même tenter !

Voilà pourquoi et comment nous avons déjà cent fois répété que l’action toute persuasive des ligues sociales devrait être sollicitée par les pouvoirs publics à titre d’aide à l’action répressive de l’inspection ; ces deux forces alliées s’aideraient mutuellement et on aurait tort de négliger l’appui des Ligues si l’on poursuit vraiment un but et non pas un mirage. Punir est bien. Prévenir est mieux.

Mme  Aldona Paul Juillerat,

 Inspectrice du travail à Paris.


[1] Rapport sur l’application des lois réglementant le travail en 1905 Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale.

[2] Le Sweating-system, Dr Lucien-Graux. Paris, Roussel. – Le Travail à bon marché,  George Mény.  Blaid et Cie, Paris.

[3] Hôtel des Sociétés savantes,  28, rue Serpente.

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