Lionel De TAILLAC – 4 octobre 2021- histoire de l’inspection du travail présentée devant les élèves-inspecteurs du travail dans le cadre de leur formation à l’INTEFP

 

Cette histoire de l’inspection du travail  décrit le long combat mené au XIXème pour la création d’un service d’inspection dans le but de limiter les dégâts causés par l’industrie notamment aux enfants et aux femmes au travail. Les Républicains se sont appuyés sur ce nouveau service d’Etat pour s’attacher la nouvelle classe ouvrière qui occupe une place de plus en plus importante dans la société française. Au fil des guerres, crises et autres évènements qui marquent le XXème, l’inspection du travail élargit ses missions au dialogue social et à la main-d’œuvre. Le modèle « généraliste » qui la caractérise alors est en partie remis en cause au cours des dernières années de ce XXème siècle par la désindustrialisation, la mondialisation, le chômage et le développement des diverses formes de précarité au travail. Au XXIème, l’inspection du travail s’engage dans un processus de reconstruction alors que son environnement socio-économique est en constante mutation et l’Etat en réforme quasi permanente.

 

EXPOSE SUR L’HISTOIRE DE L’INSPECTION DU TRAVAIL

Au moment où vous entrez dans l’inspection du travail, je vais vous présenter les grandes lignes de son histoire, les principales étapes, ce qu’ont fait vos prédécesseurs. 2 Vous découvrirez vite que cette histoire est très présente dans la vie quotidienne d’un inspecteur du travail. Un inspecteur pense et agit souvent avec des schémas hérités de ce passé, pour exercer des missions et dans des organisations marquées par l’Histoire. On endosse un costume ou un uniforme, d’une certaine façon.

Je n’ai pas cherché à décrire une épopée, un récit linéaire glorieux, une mémoire de héros ou de martyres. L’histoire de l’inspection est faite d’avancées, de progrès, de bifurcations, de retours en arrière, de périodes de glaciation, … Au cours de ces deux grandes heures, j’irai à ce qui m’a paru être l’essentiel, sans occulter les périodes les plus sombres, il en a existé.

Mon ambition est de vous aider à comprendre le monde dans lequel vous entrez, comment les inspecteurs du travail se sont inscrits dans la société de leur temps, dans leur environnement économique, social, politique, administratif. Quelles fonctions l’inspection a-t-elle assurées et pourquoi ? Quelle est a été son utilité sociale aux différents moments de cette histoire ?

Ma démarche se veut systémique : l’inspection ne se comprend que comme un élément du système social (un ensemble d’acteurs dont l’Etat qui fonctionne avec des règles).

Elle est aussi un élément du système administratif : l’inspection est un service de l’Etat et elle évolue en fonction des mutations de l’Etat dans la société française. Elle est donc une institution qui fonctionne avec ses règles, sa culture et sa logique propre. Nous analyserons les mutations de l’inspection du travail depuis sa création pour mieux comprendre l’inspection d’aujourd’hui.

 

3 PLAN DE L’INTERVENTION

 

J’ai retenu un découpage par siècle qui permet de mettre des coupures dans le temps. Le découpage en grandes périodes aide à comprendre les grandes mutations de l’inspection.  

  • D’abord, l’inspection du travail du début, un pur produit du XIX° siècle, un produit de la République naissante. « Les précurseurs ». La construction de l’inspection du travail est un combat politique. Les IT se battent pour exister.
  • Ensuite, au XX° siècle, l’IT devient progressivement un « modèle », c’est à dire un ensemble cohérent, un service qui assure des missions très diverses.

Dans notre jargon, nous parlons « d’inspection généraliste ». L’IT existe, devient une « institution » avec ses règles et son identité. L’Etat et les acteurs sociaux l’utilisent à de multiples objets (« elle est mise à toutes les sauces »).

J’essaierai d’expliquer comment cette inspection généraliste s’explique par le contexte du XX° siècle et particulièrement la place de l’industrie et des ouvriers dans la société française. Ce modèle d’inspection du travail est cohérent avec la place de l’industrie qui marque la société française du XX° et l’état de notre système social français.

  • Enfin, je consacrerai un petit moment à l’inspection du travail du XXI° siècle pour voir les continuités et les ruptures avec les périodes qui l’ont précédée. Il me semble que depuis une vingtaine d’années, avec le déclin de l’industrie, une nouvelle inspection du travail apparait.

Nous sommes dans un autre contexte et l’inspection d’aujourd’hui n’est plus tout à fait celle du siècle dernier.

Je ne traiterai pas de la question des réformes actuelles de l’inspection ; je me contenterai de mettre les réformes du XXI° en perspective avec son passé.  

4   Eléments de bibliographie :

 

Deux principales références générales :

  • Les Voltigeurs de la République, de Vincent Viet, CNRS Edition 1994.
  • UN SIECLE DE REFORMES SOCIALES de Boris Danzer-Kantoff, Véronique Lefebvre, Félix Torres (La Documentation française 2006)
  • Sylvie Schweitzer, Les inspectrices du travail 1878-1974, PUR, 2016
  • Les publications du Comité d’Histoire du ministère du travail, notamment des comptes-rendus de colloques ou de rencontres de l’AEHIT, des travaux d’historiens comme ceux de Donald Reed ou de Vincent Viet.
  • Les productions et le site de l’ AEHIT.fr que je vous invite à consulter.

 

5            PREMIERE PARTIE : LES PRECURSEURS (du XIX°).

D’où vient l’inspection du travail ? Pourquoi l‘inspection du travail ?

L’IT est le produit du XIX° siècle et d’abord de l’industrie qui domine et façonne toute la société. Rien ne doit l’arrêter l’industrie. C’est l’heure où triomphe le libéralisme. Les patrons sont les maitres et l’Etat doit laisser faire et laisser aller. Il ne faut pas de loi sociale qui limite le pouvoir de l’entrepreneur. Telle est la doctrine dominante de ceux qui gouvernent le pays. Mais l’industrie crée d’énormes dégâts humains. Les ouvriers vivent un véritable « calvaire » :

  • 6 Les heures travaillées ne sont pas limitées, si ce n’est par la lumière du jour (on peut travailler 14 ou 15 heures par jour), tous les jours de la semaine sauf le dimanche ou les jours fériés.
  • 7 Des enfants de 4 ou 5 ans sont exploités.
  • Le travail mutile ou tue. Nombreux accidents du travail. 
  • Les salaires sont de misère. Celui qui tombe malade ou est accidenté ne perçoit aucune indemnité. Pas de retraite.
  • La grève est interdite et on ne peut se grouper dans une association ou un syndicat pour se défendre. A la moindre contestation, on se retrouve au chômage.

8 Cette situation n’est pas acceptée par tous. La question sociale devient cruciale sous la monarchie de Juillet. Il existe un courant d’écrivains, de publicistes, d’hommes politiques, de médecins qui critique cette situation. Ils défendent le sort inacceptable fait aux femmes et aux enfants. Ils invoquent aussi l’intérêt du pays : la mise en cause de la reproduction et de la conservation de la société. Le travail ruine la santé du cops social et remet en cause l’avenir de la société française.

A la demande de l’Académie des Sciences morales et politiques, Louis-René Villermé publie en 1840 son étude qui a un grand retentissement (analyse des conditions de travail et de vie (logement, consommation, santé, alimentation, décès) des ouvriers des industries cotonnières, de laine et de soie dans plusieurs régions Nord, Alsace Rouen, Midi, Amiens, Sedan, etc.). Il se fait l’avocat des enfants et propose de réduire leur temps de travail et de les éduquer (déjà le lien entre travail et éducation).

9 Il ne faut pas moins de 50 ans et trois lois pour faire reculer le libéralisme sauvage et pour que l’inspection du travail soit véritablement reconnue 

  • Première brèche dans le libéralisme, la loi du 22 mars 1841 qui fait passer l’idée d’inspection du travail

Le conservatisme règne sous la monarchie de Juillet. Les hommes d’affaires, banquiers, industriels dominent la société. Le projet de loi donne lieu à de vifs débats à l’assemblée. La loi violerait la liberté du travail.

Les « interventionnistes » l’emportent, non sans concessions : le travail est interdit aux enfants de moins de huit ans. Mais il ne faut surtout pas sanctionner les patrons qui ne la respecteraient pas.

Comme un « pis-aller », expression de Vincent Viet, les députés acceptent que des inspecteurs se rendent dans les entreprises pour faire appliquer la loi. Ces inspecteurs seront bien choisis : ils seront nommés par le préfet sur proposition du Conseil général. Ces premiers IT sont des notables locaux qui exercent leur fonction, souvent à temps partiel et sans être payés ! Ils ont droit d’entrer dans les ateliers, peuvent parler aux enfants, contrôler leur livret.

En pratique, c’est l’échec. Pendant trente ans, ces premiers inspecteurs rencontrent de nombreux obstacles pour exercer leur tâche et n’ont pas l’indépendance nécessaire. L’Etat refuse de s’engager financièrement et laisse aux notables du département le soin d’organiser l’inspection. Il n‘empêche : pour la première fois, l’Assemblée a légiféré sur des questions jusque-là frappées d’interdits. L’idée d’inspection du T est née. La loi de 1841 a ouvert une brèche.

 

  • Deuxième étape vers l’inspection : la loi du 19 mai 1874 qui ébauche une inspection du travail d’Etat

Entre 1840 et 1874, un Empire a passé.  Avec retard, la France s’industrialise. En 1864, l’usage de la grève est autorisé. Des premiers syndicats naissent dans les années 1860-1870. Les idées socialistes et républicaines se diffusent dans le monde ouvrier. La France a perdu la guerre de 1870 et la Commune de Paris a été écrasée. Monarchistes et Républicains se disputent le pouvoir. Un compromis n’est conclu que l’année suivante, en 1875, qui fonde la III° République (Lois constitutionnelles).

La vie dans les usines est très dure pour les ouvriers et les ouvrières. Après la défaite, l’heure est à la régénération physique et morale de la France. A nouveau, on invoque la nécessaire instruction des enfants. Le retard du pays face aux deux principaux concurrents, l’Angleterre et l’Allemagne, apparait flagrant. La question du travail des enfants est remise à l’ordre du jour de la Chambre. Sans grande résistance, la loi précise le nouveau régime :

  • Les enfants de moins de 12 ans doivent fréquenter l’école publique. Pas de travail à l’usine sauf dérogation.
  • A partir de 12 ans, les enfants ne peuvent pas travailler plus de douze heures par jour (coupure). En dessous de 12 ans, pas plus de six heures.
  • Le travail de nuit est interdit dans l’industrie pour les enfants de moins de 16 ans et les filles de 16 à 21 ans. Ces dernières doivent bénéficier d’un repos hebdomadaire et jours fériés.

A quoi sert de faire des lois si elles ne sont pas appliquées ? La question du contrôle revient sur la table. Plusieurs Conseils généraux qui voient de près les conditions scandaleuses faites aux enfants réclament des mesures. La loi de 1874 fixe un nouveau compromis :

  • L’Etat endosse une mission de contrôle. Dans sa grande bonté, le législateur accepte de financer 15 emplois d’inspecteurs divisionnaires du travail sur le budget de l’État. Ils sont des ingénieurs d’État ou des inspecteurs départementaux de plus de trois ans d’ancienneté qui seront payés par l’État.
  • En plus, les Conseils généraux qui l’acceptent peuvent rémunérer des inspecteurs départementaux du travail pour exercer la mission d’inspection. En 1874, ils sont une vingtaine de Départements à le faire en recrutant 73 inspecteurs.

Les inspecteurs divisionnaires du travail, agents d’État, sont censés diriger les inspecteurs départementaux des Conseils généraux. Au niveau national, une commission supérieure du travail encadre cette inspection, nomme les divisionnaires et apporte un appui technique. Au niveau départemental, une commission est mise en place pour surveiller les inspecteurs.

Cette situation bancale à double tête crée plein de conflits entre les divisionnaires et les notables locaux. « Il y a peut-être des inspecteurs mais pas d’inspection », reconnait un député.

Pourtant, la loi de 1874 élargit la brèche ouverte 33 ans plus tôt : l’Etat devient contrôleur et ne se contente pas d’observer de l’extérieur comment s’appliquent ses lois. Malgré sa modestie (15 IT pour 28 000 établissements assujettis et 120 000 enfants), un service d’inspection d’État existe, un service affranchi des notables locaux. Un début d’organisation apparait timidement (15 circonscriptions). Ces inspecteurs divisionnaires ont droit d’entrer dans les établissements, peuvent se faire présenter les registres des entreprises et des écoles, visiter les enfants et dresser des PV en cas d’infraction.

Ces inspecteurs divisionnaires du travail sont d’anciens ingénieurs ou industriels au « bon passé républicain ». Ils s’imposent sur le terrain dans les entreprises et trempent leur caractère pour défendre leur mission et leur indépendance.

 

  • Enfin, dernière étape, la loi du 2 novembre 1892 qui instaure l’inspection du travail d’Etat (statut unique)

Les républicains ont vaincu les monarchistes. La grande industrie continue de se développer. Les ouvriers de ces grandes usines commencent à se syndiquer. En 1884, la loi Waldeck-Rousseau a autorisé les syndicats. L’Etat se bouge, certes lentement, pour protéger les enfants mineurs au travail. En 1892, après six ans de discussions, la Chambre[1] abaisse à 11 heures dans l’industrie, la durée quotidienne du travail des filles mineures, des femmes et des hommes de 16 à 18 ans. Celle des enfants de moins de 16 ans est réduite à 10 heures (au lieu de 12 h pour les moins de 12 ans).

De cette loi, nait enfin l’inspection du travail, un véritable corps de contrôle, bénéficiant d’un statut d’agents publics, des fonctionnaires tous rémunérés par l’État. Un décret du 13 décembre 1892 créé 11 circonscriptions taillées en fonction du tissu économique et non des préfectures. A leur tête, un inspecteur divisionnaire du travail qui dirige et contrôle les inspecteurs départementaux.

Un tel service d’État donne aux inspecteurs une indépendance par rapport aux notables locaux et aux patrons. Ce schéma d’organisation va durer jusqu’en 1941.

Le service est modeste :

  • En 1892, 11 divisionnaires et 95 inspecteurs départementaux. On dénombre 15 % d’inspectrices. Les effectifs augmentent un peu chaque année entre 1908 et 1913.
  • En 1914, ils ne sont toujours qu’un petit groupe : 11 divisionnaires et 131 inspecteurs (+36 en 22 ans).
  • Des règles d’avancement (5 grades pour IT, 3 grades pour divisionnaires), de mutation, de recrutement, de notation, de discipline sont établies. Les inspecteurs sont recrutés sur concours. Leur nomination comme titulaire n’est définitive qu’après un stage d’un an. Ils n’ont aucune formation. Ils sont des hommes ou des femmes expérimentés. Ce n’est jamais leur premier métier. Les inspecteurs recrutés sont des ingénieurs et des ouvriers. La CGT veut nommer des délégués ouvriers, seuls susceptibles de comprendre la cause ouvrière et de la défendre. Leur ministre, Millerand, s’y refuse, considérant que, pour être efficace, l’inspecteur du travail doit être un service indépendant de toutes les parties, y compris de la partie ouvrière. Il accepte de modifier les voies de recrutements pour intégrer davantage d’ouvriers, ce qui se réalise (surtout des ouvriers d’État).

En 1914, il y a 18 inspectrices sur un effectif de 132. Les inspectrices sont soit des filles de notables (d’industriels ou de négociants, etc.) soit issues des classes moyennes (institutrices, employées).

Les inspecteurs et inspectrices disposent du droit d’entrer dans les entreprises et des pénalités sont instituées aux employeurs qui feraient obstacle à l’accomplissement de leurs devoirs. Ils ont le droit de relever des infractions par procès-verbal. Ils prêtent serment de ne révéler aucun procédé de fabrication.

L’organisation est divisée entre inspecteurs et inspectrices. Les inspecteurs sont compétents sur un très large territoire, parfois plusieurs départements. Les inspectrices interviennent sur des secteurs où sont occupées des femmes, tissus, commerces, surtout les petits établissements (moins de 5 salariés), travail à domicile. Elles ne peuvent pénétrer dans les établissements employant des hommes et utilisant des machines. Elles sont surtout affectées dans les grandes villes et particulièrement à Paris. Comme dans le reste de la Fonction publique, elles n’accèdent pas aux postes de divisionnaires réservés aux hommes (source Sylvie Schweitzer).

Transition ; l’inspection du travail est reconnue par la loi. Encore faut-il qu’elle le soit par les acteurs du monde du travail. Il ne suffit pas d’être, il faut aussi exister. C’est ce qui se produit entre 1892 et 1914.

10 Entre 1892 et 1914, l’inspection du travail s’impose dans le paysage social. Comment cela se fait-il ?

Au cours de ces vingt ans qui précèdent la déclaration de guerre, une rencontre a lieu entre les républicains au pouvoir et les nouveaux inspecteurs du travail qui se battent sur le terrain. La logique et les intérêts des inspecteurs convergent avec ceux de la nouvelle République radicale et ceux de la société (protection des ouvriers et entreprises).

11 La République s’impose dans le pays. Les républicains occupent le pouvoir (Waldeck Rousseau, chef du gouvernement entre 1899 et 1902, et Alexandre Millerand, premier socialiste à occuper un portefeuille comme ministre du Commerce, de l’industrie et des PTT) et veulent attirer la classe ouvrière, après avoir rallié la paysannerie et les couches moyennes.

Ces républicains ne veulent pas laisser les ouvriers entre les mains de la nouvelle CGT, d’inspiration anarcho-syndicaliste, qui multiplie les grèves et forme ses militants à l‘action directe. Leur volonté est de pacifier les luttes ouvrières et de les intégrer dans le jeu de la démocratie représentative. Clemenceau créé le ministère du Travail en 1906 en regroupant des directions venant de trois ministères (Intérieur, Travaux publics et Commerce-Industrie). Depuis 1891, existent un Conseil supérieur du travail et un Office du Travail (études).

A la fin du XIX° et début XX°, les Républicains prennent une série de mesures sociales dans différents domaines :

  • Sur la sécurité et l’hygiène au travail de tous les salariés de l’industrie, par les lois du 12 juin 1893 et 11 juillet 1893. Plein de décrets d’application sortent (sur la céruse par exemple). Les victimes d’accident du travail ont droit à une indemnité de réparation.
  • Sur la durée du travail. La loi (Millerand) du 1900 fixe à 11 heures le temps de travail journalier pour les femmes enfants et ouvriers de l’industrie. La célèbre loi du 13 juillet 1906 établit le principe du repos hebdomadaire de 24 heures consécutives, pris si possible le dimanche.
  • Des règles interviennent sur le paiement du salaire : à la quinzaine, en monnaie et non pas en marchandise, saisissable dans la limite de 10 %.
  • Le placement est réglementé. La loi du 2 juillet 1900 supprime le livret ouvrier tombé en désuétude. Les déplacements de main-d’œuvre sont libres. Les bureaux de placement organisés par les syndicats sont mal vus par les patrons. Les bureaux organisés par les organisations professionnelles ou des patrons sont interdits de fait aux syndicalistes. La règle est que les bureaux payants sont autorisés et contrôlés (en principe !) par les municipalités de plus de 10 000 habitants. Les autres municipalités doivent tenir un registre des offres et demandes d’emploi. Aucun hôtelier, débit de boisson, logeur ne peut tenir un bureau de placement. Seul le patron doit payer une rémunération. Le tâcheronnage (forfait est encadré dans les marchés publics.
  • Sur la protection sociale. Premières mesures sur la retraite par l’instauration d’une cotisation payée par les patrons et les salariés (vives critiques de la CGT). Sur le chômage, l’Etat subventionne depuis 1905 des caisses locales ou syndicales qui distribuent des secours aux chômeurs.
  • Sur les conflits du travail. La loi de 1907 prévoit l’élection des conseils de prud’homme, côté patronal et côté salarial. Le fonctionnement est paritaire et la procédure est simple. La loi de 1892 qui prévoit une conciliation avant un conflit puis un arbitrage n’a pratiquement pas été appliquée.

Entre 1893 et 1914, une alliance se noue entre les républicains au pouvoir et les nouveaux inspecteurs du travail pour rechercher de nouveaux rapports sociaux dans le pays.

Annonce de plan : Le pouvoir valorise l’inspection du travail parce qu’il a besoin d’elle pour appliquer sa politique. Les inspecteurs du travail s’engouffrent dans cette voie qui est conforme à leur vision et à leur volonté de changer les choses.

 

  • La III° République élargit les missions des inspecteurs du travail

Les inspecteurs du travail ont d’abord pour tâche de faire appliquer les nouvelles lois républicaines sur le travail. « Pas de loi sans contrôle » dit un ministre. L’inspection fait appliquer l’âge limite d’admission au travail des enfants, leur durée maximale quotidienne et les repos des enfants et des femmes, l’interdiction du travail de nuit et la prise des repos quotidien, la loi sur le repos hebdomadaire en 1906.

12-13-14 Les républicains votent plusieurs lois sociales et étendent les attributions des inspecteurs de plusieurs façons :

  • En 1893, leur action vise les conditions de sécurité et d’hygiène de l’ensemble des salariés, et pas seulement celles des femmes et des enfants. La période est pleine d’AT très graves comme celui de Courrières en 1906 (explosion dans une mine, près de Lens, 1099 morts, 14 mineurs rescapés 20 jours après, à l’origine du RH).
  • En 1903, une loi étend son champ au commerce et pas seulement à l’industrie. Subitement, le nombre d’établissements assujettis passe de 322 000 à 528 000 en 1903.

Ainsi, 10 ans après leur création, les IT étendent leur compétence au-delà de l’industrie et à toutes les catégories et non pas seulement aux femmes et aux enfants.

  • Enfin, leur champ s’élargit au dialogue social, au-delà des conditions de travail. Alexandre Millerand[2], leur demande d’être des agents de « pacification sociale ». L’objectif de Millerand est d’associer les syndicats à l’application des lois républicaines et d’intégrer les syndicats au système républicain. Par circulaire parue en 1900, Millerand demande aux inspecteurs du travail :
  • D’établir des liens avec les syndicats et les bourses du travail pour que les ouvriers envoient leurs plaintes aux inspecteurs. Il leur enjoint de rencontrer les secrétaires d’UD. Parallèlement, Millerand écrit aux syndicats pour les inviter à transmettre leurs plaintes aux IT.
  • De tenir des conférences sur la législation du travail devant les ouvriers, parfois devant 2 à 300 personnes attentives. A la demande d’inspecteurs, les IT réunissent des assemblées de patrons.

C’est un succès. Les IT adhèrent à la demande de leur ministre. Ils estiment qu’ils feront mieux respecter les lois si les ouvriers coopèrent. Ils reçoivent près de 9000 plaintes entre 1910 et 1914 dont plus de la moitié sont fondées. Les bureaux des inspecteurs se remplissent. Les IT doivent répondre aux courriers qui se multiplient.

Ils s’ouvrent à leur milieu. Un lien s’établit avec les syndicats ouvriers. Certains écrivent des articles dans des revues syndicales. Ils s’adressent aussi aux patrons. Les IT ont acquis la conviction que l’application du droit passe par l’explication, la pédagogie et pas seulement par la contrainte.

En 1906, 14 ans après la création de l’IT, Georges Clemenceau créé le ministère du Travail qui donne une nouvelle impulsion à l’inspection. Elle n’est plus isolée au niveau national dans le système administratif et peut être défendue face à l’extérieur, d’être un contre-pouvoir face aux autres ministères notamment.

  • Les inspecteurs du travail s’imposent par leurs qualités

Les inspecteurs et inspectrices du travail s’imposent par leur action :

  • Par leur présence sur le terrain

Ils ou elles sont débordées de travail. L’essentiel du temps est consacré aux visites dans les entreprises (la moitié ou les deux tiers de leur temps). Un inspecteur effectue 120 à 130 visites par mois. L’It organise ses tournées (sur plusieurs jours, parfois sur 4 ou 5 jours) qu’il soumet avant à son divisionnaire. Il se transporte en train, à bicyclette, à pied. Parfois, il fait des kilomètres à pied pour trouver une usine perdue dans la campagne. Les visites de nuit sont très fatigantes. En 1906, un divisionnaire se réjouit du vote du repos hebdomadaire désormais admis pour tous « à l’exception d’une seule catégorie de citoyens, les inspecteurs du travail ! ». Des divisionnaires interdisent aux IT de quitter la section le dimanche ou les jours fériés sans leur autorisation. L’inspecteur a toujours à affronter les obstacles dressés par les patrons. Certains se refusent à voir un fonctionnaire entrer chez lui, « une invasion ».

En 1913, un bijoutier se plaint de « l’invasion » d’un inspecteur du travail dans son magasin : « L’inspecteur est entré comme s’il était chez lui, a pris une chaise sans qu’on lui offre et eut grand soin de ne pas se découvrir ».

Quand l’IT arrive dans une usine, des guetteurs lancent l’alerte. Des enfants sont cachés pendant la visite, des pétitions circulent contre lui, on fait intervenir le maire, le député ou le préfet pour classer un PV. Un préfet critique le zèle d’un agent. Des ouvriers se montrent complices de leur patron sur le travail d’enfants (source de revenus), refuser des protections gênantes pour leur travail ou dissimuler les heures de travail qui rapportent des revenus en plus.

L’action répressive est limitée. Les inspecteurs préviennent, avertissent ou mettent en demeure. Le PV sanctionne le plus souvent des employeurs récidivistes et mauvais coucheurs (« PV sabre de bois »). Malgré tout, Ils obtiennent des résultats sur la durée du travail, le travail de nuit, le respect des 11 heures, l’hygiène et la sécurité (imaginons l’état des protections sur les machines de cette époque, l’aération des locaux, les conditions d’hygiène, etc. !).

  • Ils s’imposent par leur compétence

Ils acquièrent une expertise remarquable dans le domaine de l’hygiène et la sécurité du travail. La Direction du Travail les incite à publier des études dans le Bulletin de l’inspection du travail sur des risques professionnels qu’elle diffuse. Ces documents sont d’une très grande qualité. En 1906, c’est un inspecteur du travail, Etienne Auribault qui signale pour la première fois en France la forte mortalité des ouvriers exposés à l’amiante à Condé-sur-Noireau (« vallée de la mort »).

Ils s’imposent face aux organismes techniques payés par les patrons. Ils sont dans les bons endroits et plusieurs sont membres d’une association ouvrière influente sur la sécurité du travail. Ils savent convaincre les patrons à modifier leurs machines pour éviter les accidents couteux socialement et économiquement (Donald Reed).

Selon Sylvie Schweizer, on compte parmi les inspectrices des militantes d’associations pour les droits civils et civiques des femmes ou d’associations pour l’amélioration des conditions de vie ouvrière. Certaines font partie des cercles socialistes et républicains. D’autres viennent du christianisme social ou du courant protestant favorable à l’émancipation féminine.

  • Leur cohésion : les inspecteurs « font corps »

Malgré leur isolement dans leur département (dans bien de départements, l’IT est seul, parfois, il couvre deux départements !), un collectif commence à se former. Les inspecteurs vivent les mêmes réalités sociales, affrontent les mêmes obstacles et oppositions. Ce petit groupe d’une centaine d’agents partage les mêmes valeurs de la République et se forge une identité. La République leur a assigné un sens : le développement du droit du travail protecteur des salariés. Il s’appuie sur la dynamique du droit du travail en cours de construction qui incarne le progrès social. Leur action incarne l’avenir.

En 1904, les IT constituent une amicale des IT. Les inspecteurs peuvent se connaitre et échanger entre eux sur leur métier. Elle réunit ses membres deux jours chaque année à son congrès et sort un bulletin. L’association fait office de groupement de défense des agents (syndicats interdits dans la fonction publique). Elle permet la naissance d’une identité sociale (Donald Reed). Le sentiment d’indépendance est déjà fort.

Une cohésion administrative est aussi assurée au ministère par Arthur Fontaine, le directeur du Travail. Fontaine dont l’autorité intellectuelle est grande, réunit les inspecteurs divisionnaires du travail plusieurs fois par an dans son bureau et assure l’unité et la cohésion du corps.

Malgré les moyens limités. Les moyens ne suivent pas alors que le travail sédentaire et administratif est devenu très prenant. L’IT doit tout faire :

  • Répondre à la main aux ouvriers et aux syndicats qui l’ont saisi, aux patrons, aux maires, au préfet, au ministère,
  • Eplucher les déclarations d’accidents du travail,
  • Tenir à jour lui-même les fichiers d’établissements,
  • Rédiger ses états d’activité.
  • Rédiger des rapports,
  • Etablir des statistiques,
  • Traiter les demandes de dérogation.

L’inspecteur du travail ne dispose ni de bureau (il reçoit à son domicile), ni de secrétaire, ni de téléphone, ni de voiture. Ils ne toucheront une allocation pour le téléphone qu’après 1930. Il n’a pas droit au bon de gratuité pour le train comme l’agent du fisc.  Il répond souvent en retournant la lettre de l’envoyeur ; ce n’est qu’en 1909 qu’on lui fournit du papier à en-tête de l’administration.

 

Conclusion : grandeur et misère de cette première inspection à la veille de la Première Guerre mondiale.

  • « L’inspection est un corps chétif et uni, dirigé avec clairvoyance et compréhension » dit Vincent Viet. Des « Voltigeurs de la République » expression qui fait le parallèle avec les « hussards noirs de la République », ces instituteurs avec qui ils ont des relations à propos du travail des enfants.
  • L’IT est soudée autour des valeurs républicaines, elle sait où elle va, pourquoi elle travaille dur.
  • Elle s’est montrée active dans le contrôle et a su adapter ses méthodes pour faire appliquer les lois du travail dans les entreprises (par son action pédagogique). Elle a commencé à tisser des réseaux. Les inspecteurs montrent leur autorité, une autorité reposant sur la personnalité. Les IT doivent s’imposer à tous, patrons comme ouvriers, avoir une compétence indiscutée, une instruction générale solide, de la dignité, une droiture. Selon Donald Reed, « l’inspecteur doit inspirer le respect dans l’atelier ».

En 1993[3], François Mitterrand rend hommage à ces premiers inspecteurs du travail :

« A partir de sa création, nous avons pu disposer d’un corps de bataille, d’une armature de gens qualifiés et dévoués pour contrôler, animer, conseiller, veiller au grain, informer le gouvernement ».

En quelques années, les précurseurs sont devenus un acteur collectif reconnu : malgré leur effectif et leurs moyens modestes, leur cohésion leur permet de peser sur leur environnement et de le modifier.

Transition : la guerre est un coup d’arrêt. La guerre casse cette dynamique. Une nouvelle ère commence, le XX° siècle, un « siècle de fer », selon l’expression de l’historien René Rémond.

En 1914, alors que la guerre devait être courte, l’inspection, du travail, comme la société française, connait une bifurcation qui va la transformer, ….

  

17 DEUXIEME PARTIE : L’INSPECTION DU TRAVAIL GENERALISTE DU XX° SIECLE

Les guerres, les crises économiques, l’état des relations sociales dans le pays transforment l’Etat et l’inspection du travail. Le XX° siècle voit l’Etat intervenir pour défendre et organiser la société ou la moderniser. La société lui demande de prévenir les conséquences des crises économiques et sociales qui touchent le pays, il va dresser des filets de protection sociale pour sa population (Providence). Peu à peu, il devient un vecteur de la modernité et du « Progrès social ».

Cet Etat « à la française », interventionniste, est bien différent de l’Etat libéral du XIX° ou de cet Etat « instituteur du social » du début du XX°, pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon.

Dans le domaine du social, outre les conditions de travail, l’Etat étend son action dans trois domaines au cours du XX° siècle :

  • La régulation des relations sociales. Les conflits sociaux bloquent la société française. Patrons et syndicats s’enferrent dans des face-à-face épuisants. L’Etat pousse les syndicats et les patrons à vivre ensemble et à modérer leurs différends. Il joue un rôle actif de médiateur. Mais, pendant des années, un « tripartisme à la française » tentera, avec de grandes difficultés, de construire un mode de relations du travail efficace, un dispositif qui anticipe et traite les questions au bon niveau (« système de relations professionnelles »).
  • La main-d’œuvre qui devient une question-clé en 1914 et va la rester durant tout le XX°. L’Etat intervient pour lutter contre le chômage et ne pas laisser les collectivités locales ou le secteur privé gérer les marchés du travail. La question de la MO s’avère vitale pour le pays.
  • La Protection sociale, assurances sociales et Sécurité sociale.

 

L’inspection du travail, déjà bien présente sur les conditions de travail, se mobilise fortement sur les conflits sociaux qui la touchent de près et sur la main-d’œuvre. Même si certains de ses responsables ont eu cette ambition, l’inspection du travail reste en dehors de la Sécurité sociale qui constitue un système à part. La société française produit ainsi une inspection du travail aux multiples visages : l’inspection du travail « généraliste » à la française se constitue par étapes tout au long du XX° siècle. 

Comment s’est constituée cette « inspection généraliste » ? C’est ce que nous allons voir. J’ai retenu une présentation en distinguant six grandes périodes. Chacune de ces périodes a marqué de son empreinte.

 

  • 18 La Première Guerre mondiale

Les premiers mois de la guerre. Dès la déclaration de guerre, le code du travail est suspendu. La moitié des inspecteurs partent pour le front. Il subsiste 11 divisionnaires et 50 inspecteurs et inspectrices dans les services. Celles et ceux qui restent sont affectés à diverses tâches utiles : recenser des établissements qui utilisent des produits chimiques pour produire des munitions, ou des machines-outils pour fabriquer des armes, ou recenser des ateliers qui pourraient être regroupés dans ce but, reclasser des ouvriers d’usines ayant fermé, réorganiser des ateliers pour les faire occuper par des ouvrières à la place d’ouvriers.

19 Le règne d’Albert Thomas. En octobre 1915, le socialiste Albert Thomas est nommé Sous-Secrétaire d’Etat à l’Armement et aux Munitions. Il est le véritable ministre du travail. Sa mission est d’organiser le « complexe militaro-industriel » français pour produire les armes. Les conditions de travail sont dures dans les usines de guerre, des accidents surviennent, des grèves éclatent sur les salaires en 1917 (100 000 grévistes dans les industries d’armement au printemps 1917 !) et en 1918 (quelques mois avant les dernières grandes offensives victorieuses, mais elles sont suspendues entre les mois de mars et mai lors de la grande offensive allemande !). Albert Thomas rétablit des normes de repos et de durée du travail, rend obligatoire l’élection de délégués ouvriers dans les usines de guerre pour faciliter le dialogue social et limiter les grèves, encadre la négociation des salaires pour qu’ils ne dérapent pas. Comme il a redécouvert une partie du code du travail, Thomas redécouvre les compétences des inspecteurs du travail et rappelle 28 d’entre eux du front. Des établissements industriels sont même confiés aux inspectrices !

Thomas créé un service de contrôleurs de la main-d’œuvre militaire où sont affectés de nombreux inspecteurs du travail. Le service est chargé notamment de :

– rechercher les embusqués, de vérifier la justification des demandes des employeurs de rappel de soldats mobilisés, d’accorder des permissions et des mutations.

– Contrôler l’hygiène et la sécurité des usines d’armement, les durées du travail,

–  Faire des études sur les industries de guerre.

La dernière année de la guerre. Albert Thomas et les socialistes rompent l’Union sacrée et quittent le pouvoir. Georges Clemenceau mène le pays à la victoire. Le ministère du travail retrouve une place. La responsabilité de la main-d’œuvre lui est donnée, étant le seul ministère à ne pas utiliser de main-d’œuvre pour son compte.

L’Etat confie le placement public aux collectivités (office départemental dans chaque département). Il met en place un office central de placement pour coordonner. L’Etat créé un fonds du chômage pour subventionner les collectivités qui assistent les chômeurs.

Cette décision de 1917 sur la main-d’œuvre va marquer durablement l’inspection du travail qui accentue son virage dans ce domaine à l’échelon régional.

 

20 L’entre-deux-guerres (1919-1936)

Durant cette période, l‘inspection du travail marque sa présence dans deux domaines, les conflits et la main-d’œuvre :

21 La sortie de la guerre (1919-1920) est très chaude sur le plan social. Dans le prolongement de la guerre, la grande industrie se développe. Le pays a soif de revivre après tant de souffrances et connait une grande agitation sociale. La reconversion et la démobilisation tardent trop, les prix et loyers flambent, les salaires ne suivent pas, la journée de huit heures se répand dans plusieurs pays étrangers. Les effectifs syndicaux progressent (un peu moins de 2M pour 12 M de salariés). La révolution bolchévique soulève les esprits. Des conflits très durs perturbent l’activité économique, particulièrement dans la métallurgie et les chemins de fer (1,3 M de grévistes en 1919, 1 M en 1920 !). Toujours au pouvoir, Clemenceau réprime les manifestations du 1er mai 1919 et brise les grèves comme il l’a fait dix ans plus tôt. Il veut aussi donner des gages et apaiser le climat social en faisant voter deux lois importantes, celle du 25 mars 1919 qui fixe le cadre des conventions collectives et celle du 23 avril sur la journée de huit heures (avant-guerre, on travaille neuf, dix ou onze heures par jour et six jours par semaine). La loi fixe le principe d’une journée de huit heures tout en laissant la possibilité de décider par accord « une autre formule de temps ». Le patronat (CGPF nouvellement créée sous l’impulsion du ministre Clémentel) n’accepte la loi des 8 heures que si son application est souple. Aussi, la limitation peut être journalière (8 h), ou bien hebdomadaire (48h), ou à la quinzaine (96h), ou même à l’année (2504h). En 1919 et 1920, la négociation se développe sur les huit heures. Les accords sont repris par des arrêtés. Des conventions collectives sont conclues dans des branches, plus de 5000.

22- 23 L’inspection du travail retrouve son organisation classique de 1892 avec ses 11 circonscriptions et sa bonne centaine d’inspecteurs du travail (144 en 1928, année où ils retrouvent leur niveau d’effectif de 1914). Les instituteurs commencent à dominer le corps jusqu’à la IV° République. En entrant dans l’inspection, les instits recherchent une promotion sociale, des salaires plus élevés, un travail plus varié et ouvert. Des ingénieurs sont aussi recrutés. Les inspectrices restent minoritaires dans les effectifs (30 en 1932 soit 18 %). A ce moment-là, on compte pas mal d’inspectrices diplômées de l’université, des professeures ou quelques ingénieures et des classes moyennes.

En 1919 et 1920, les IT aident les deux parties à négocier les conventions collectives ; en 1919, 577 accords sont conclus avec l’aide des inspecteurs et 327 en 1920. Ils interviennent aussi souvent comme conciliateurs pour l’application de la journée de huit heures. De 1919 à 1923, les inspecteurs constatent la bonne application de la loi sur les 8 heures, favorisée par le sous-emploi dans la métallurgie et le textile.

Après 1920, la situation n’est plus la même. Les syndicats sont affaiblis par l’échec des grèves de 1919-1920. En 1921, la CGT éclate en deux organisations, majoritaires (CGT) et minoritaires (CGTU). Selon Georges Lefranc, le mouvement syndical connait entre 1922 et 1934 « douze années de piétinements et de divisions ». La CGTU s’engage dans une voie révolutionnaire sans Révolution alors que la CGT est un syndicat réformiste sans réformes ! La pratique de la négociation collective tombe en désuétude Les patrons durcissent leurs positions et refusent de négocier (d’où des conflits d’entreprises très durs). Par leur attitude fermée, les patrons rejettent les syndicats vers la grève. Le syndicalisme perd du terrain pendant cette période. Les effectifs des deux CGT reculent ; La CGT passe de 488 000 en 1921 à 391 000 en 1935 et la CGTU passe de 349 000 en 1921 à 264 000 en 1934. Aucune avancée sur les congés ni sur les conventions collectives, pas de délégués d’atelier. La durée effective de travail passe de 48 heures en 1930 à 44 heures en 1934 et 1935.

 L’Etat ne réagit pas. Contrairement à l’Allemagne au même moment, le pays laisse passer l’occasion de réformer son système de relations professionnelles, ce qui va lui être gravement préjudiciable dans les années qui suivent.

Les inspecteurs du travail reprennent leur activité classique sur les conditions de travail et le contrôle des durées du travail et des repos. Ils exercent leur métier dans les mêmes conditions qu’avant-guerre : dans le Nord et l’Est, le nombre de visites peut dépasser les 2000 par an ! Leurs conditions matérielles restent misérables : absence de bureau et de secrétariat, ni téléphone ni machine à écrire en 1930, etc. Ponctuellement, les inspecteurs jouent les conciliateurs (dans 18 % des conflits et ils parviennent à un accord dans 60 %). Cette tâche est encouragée par le Directeur du Travail Picquenard.

L’Amicale des IT se transforme en syndicat qui s’affilie à la CGT. Eugène Chaillé en est le leader.

24 25-26 Surtout, à partir de 1931, la crise économique touche la France. De nombreuses entreprises ferment. Le chômage atteint un niveau jamais connu, passant de 60 000 en 1931 à 343 000 chômeurs en 1934 ! Le chômage partiel est trois plus important.

L’Etat accroit les subventions qu’il verse aux caisses de secours ou aux fonds de chômage créés par les départements ou des communes qui apportent des secours aux chômeurs.

L’Etat complète aussi le dispositif de placement des chômeurs qui relève toujours des collectivités locales. Sept offices régionaux assurent la coordination et la compensation entre offres et demandes dans la circonscription. Ces offices régionaux contrôlent les offices de placement publics et privés et les organismes qui versent les secours aux chômeurs.

Tournant important de 1934, : les inspecteurs divisionnaires héritent des attributions des offices régionaux de main-d’œuvre supprimés pour raison d’économie.

La main-d’œuvre s’ancre pour longtemps dans les services d’inspection du travail, au niveau régional.

 

  • 27 Nouveau tournant avec le Front populaire

En 1936, l’inspection du travail reste un tout petit service avec ses 175 inspecteurs TTC. Il va pourtant jouer un rôle important au cours de ces deux grandes années. Un tournant pour l’inspection du travail.

Trois moments forts se dégagent :

28 L’été 1936, « l’embellie ».

La victoire de la gauche aux élections législatives de mai se traduit par un déferlement inattendu de grèves dans tout le pays (sauf 3 départements). Le mouvement se propage par contagion, par vue, d’usine à usine, de ville à ville, de secteur à secteur. Plus de deux millions de grévistes, et pas que dans l’industrie.

29-30 Au départ, ce sont des grèves joyeuses qui expriment une signification fondamentale : la classe ouvrière existe, n’est plus écrasée par le travail, les patrons ou les contremaitres. On assiste à une marée de syndicalisation (4,5 M de syndiqués !). Les patrons, sidérés, laissent passer l’orage et cèdent souvent aux revendications. La CGT ne contrôle pas la marée sociale.

Aussi, les grèves de l’été 36 sont le plus souvent victorieuses.  Les IT sont au four et au moulin, partout dans tous les départements, les anciens, bien sûr, mais les jeunes inspecteurs aussi, inspecteurs comme inspectrices. Des circulaires du ministre leur demandent de trouver des solutions aux conflits. Leur apport est essentiel dans ce contexte :

  • Promouvoir la nouvelle loi sur les congés payés, applicable dès l’été 36 plein de problèmes d’application) et faire élire les délégués ouvriers dans les usines (avec des résistances patronales de voir entrer la CGT).
  • Concilier les parties qui font, des deux côtés, l’apprentissage de la négociation dans les conflits qui se multiplient.
  • Aider à conclure des conventions collectives de branches locales, ce qui nécessite de trouver des acteurs pour négocier, de fixer le cadre des discussions, de présider les réunions et d’aider à la signature de l‘accord.

 

Deux exemples du Nord illustrent ce rôle des inspecteurs et inspectrices durant l’été 36 :

A Cambrai, Martial Befve règle 90 conflits durant les trois mois de l’été 1936, la plupart portent sur les salaires. Pour ceux comme moi qui ont joué les médiateurs dans des confits, c’est sidérant !

A Lille, Simonne Jardin contribue à la signature de 57 accords de fin conflit et à 16 conventions collectives lors de l’été 1936.

Toute l’inspection monte au front des grèves, divisionnaires et inspecteurs départementaux, anciens comme jeunes, inspecteurs et inspectrices, sur tout le territoire. Les inspecteurs du travail gagnent leurs galons au combat.

31-32 Deuxième période, l’affrontement dur et permanent après septembre 1936 (au retour des congés) et jusqu’au milieu de 1938.

Les conflits n’arrêtent pratiquement pas pendant deux ans. Pourquoi ? Les patrons veulent leur revanche. Les ouvriers défendent mordicus leurs acquis sociaux, ils ont vu que la lutte paie. Or, l’inflation rogne les augmentations de salaire obtenues. Des entreprises sont en difficulté (selon le patronat, les lois du Front populaire se traduisent par 35 % d’augmentation de salaire tout compris !). Dans ce contexte, l’application de la loi des 40 heures devient un enjeu de lutte majeur, un symbole ou un mythe. Les grèves deviennent plus dures. C’est stratégie contre stratégie dans les grandes professions ou certaines grandes entreprises-phare. Les pouvoirs publics sont au milieu à tenter de dépatouiller des situations inextricables. Ils sont coincés entre la nécessité de la reprise du travail et du maintien de l’ordre, et celle de la paix sociale. La négociation est alors la seule porte de sortie !

A chaud et en dépit de l’hostilité du patronat, Léon Blum essaie de construire un dispositif permettant d’éviter ou de régler les conflits.  Le dispositif comporte deux niveaux :

  • Un premier niveau de conciliation obligatoire au sein des commissions départementales où sont représentés les patrons et la CGT et sont présidées par le préfet (ou un IT).
  • Un second niveau d’arbitrage cette fois-ci, si la conciliation a échoué. L’arbitre est désigné de préférence par les deux parties. Sinon, le gouvernement désigne un « surarbitre » choisi sur une liste (95 % des cas).

Que font les IT ? Ils interviennent en amont avant un conflit ou en conciliateurs informels sur les conflits locaux. Ils interviennent aussi au sein des les commissions départementales de conciliation qu’ils animent ou président et qui reposent beaucoup sur eux. Les inspecteurs sont sous l’autorité des préfets. Quelques IT sont désignés comme arbitres ou surarbitres (Chaillé), certains assistent le surarbitre désigné.

Les IT continuent à présider les commissions paritaires de négociation pour l’élaboration des convention collectives de branches locales. Les deux parties qui ont du mal à se passer d’eux, leur demandent souvent d’effectuer d’autres tâches comme de tenir une commission d’interprétation, l’établissement de classifications, etc.  Ils enquêtent sur la représentativité des organisations les plus représentatives.

Qu’ont fait nos deux inspecteurs du Nord déjà cités en 1937 ?

  • Sur l’année entière 1937, Martial Befve, IT de Cambrai, a fait conclure 64 conventions collectives en participant à 141 réunions et 19 accords de fin de conflit !
  • Simonne Jardin a abouti à la conclusion de 74 conventions collectives locales et à 40 accords de fin de conflit !

Ministres, préfets, syndicats et même patrons félicitent les inspecteurs du travail pour le rôle qu’ils ont joué. Grosse reconnaissance. En juillet 1937, une loi vote le recrutement sur concours de 110 inspecteurs du travail adjoints, 55 en 1938 et autant en 1939. Seuls les recrutements de 1938 seront réalisés à cause de la guerre. En 1938, l’inspection compte 285 agents (1 IGT, 12 divisionnaires, 132 inspecteurs, 30 inspectrices, 110 IT adjoints). Les IT sont usés par la tâche.

32 Enfin, après la chute du Front populaire (et celle de Blum en avril) et les agressions hitlériennes, on entre dans un autre contexte.

Le nouveau Chef de gouvernement Daladier et Raynaud s’engagent dans la préparation résolue de la guerre. L’industrie doit se mobiliser activement au réarmement. Les grèves incessantes doivent cesser. Les usines doivent fonctionner à plein temps. L’Etat renforce sa tutelle sur les relations sociales. Les grèves doivent trouver une solution rapidement. Il impose l’arbitrage par des hauts-fonctionnaires et sous la supervision de la Cour supérieure d’arbitrage contrôlée par le Conseil d’Etat. Les conventions collectives ne doivent pas déraper. Après Munich (30 septembre 1938), le binôme au pouvoir, Daladier/Raynaud, veut crever l’abcès et provoque la CGT et les ouvriers sur la question des heures supplémentaires. Ils tombent dans le piège : c’est l’échec de la grève du 30 novembre et la fin des conflits.

Le gouvernement réprime et les patrons licencient en masse. Plus de 1700 poursuites judiciaires et 800 peines de prison, lock-out de l’ensemble des grévistes d’entreprises et réembauche d’une partie avec perte des avantages, plus de 10 000 licenciements d’ouvriers grévistes, liquidation des meneurs syndicaux. Des équipes syndicales entières sont liquidées. Certains ouvriers ne seront pas réintégrés ou très tardivement. Les IT tentent, sans grand succès, de faire réintégrer des militants. Les effectifs syndicaux s’effondrent. La grève du 30 novembre fait partie des grandes défaites du mouvement ouvrier.

Il n’y a pas de période transitoire : immédiatement les IT sont affectés à établir les plans de mobilisation de la main-d’œuvre en cas de guerre (qui est mobilisé dans l’armée et qui doit rester dans les entreprises ?). Les usines redémarrent pour produire les armes. De fin 1938 à juin 40, les inspecteurs s’efforcent d’arrondir les angles pour que les ouvriers accomplissent les heures supplémentaires en nombre très élevé.

La déroute militaire stoppe subitement cette situation.

 

33 L’Occupation

Période la plus noire pour l’IT. La France a perdu la guerre et plus de la moitié de son territoire est occupé. Sa main-d’œuvre, la plus qualifiée des pays occupés, est un enjeu majeur pour Vichy[4]. Elle l’est aussi pour le vainqueur, les Allemands.

34 L’inspection est d’abord confrontée à la collaboration administrative (art 3 armistice).

Dès octobre 1940, Vichy prend en main la main-d’œuvre. La question est trop stratégique pour la laisser aux collectivités locales ! Vichy étatise les offices du travail qui relevaient des collectivités locales en regroupant placement et secours aux chômeurs (comme on fera plus tard en créant Pôle emploi, ANPE et Assedic). Les directeurs de ces offices sont placés sous l’autorité des inspecteurs divisionnaires du travail. Un an plus tard, en octobre 1941, Vichy renforce l’inspection du travail en effectifs et en moyens (110 inspecteurs adjoints titularisés, 299 inspecteurs, 30 inspecteurs divisionnaires adjoints, 260 contrôleurs sur deux ans, logement dans les offices du travail, secrétaires, etc.). A la satisfaction des inspecteurs du travail qui réclamaient depuis longtemps un tel effort….

A noter que sous Vichy, ;

  • Les contrôleurs du transport deviennent des inspecteurs du travail et de la main-d’œuvre (ils sont 33)[5].
  • Et dans l’Agriculture, une loi de 1941 instaure le service du contrôle des lois sociales en Agriculture. Il n’exerce réellement ses attributions qu’après la guerre quand les préfets auront pris des arrêtés d’application.

La médaille a son revers. Les services se retrouvent en première ligne. Ils doivent répondre aux sollicitations pressantes des Allemands dès l’été 1940. L’Occupant a un besoin urgent de main-d’œuvre qualifiée pour renforcer ses bases militaires (notamment à l’été 40 pour envahir l’Angleterre, puis construire le Mur de l’Atlantique à partir de 1942. L’Allemagne cherche à recruter des ouvriers volontaires pour aller travailler dans les usines outre-Rhin. Des bureaux allemands s’installent en zone occupée et en zone non occupée. Les services français peignent les listes de chômeurs pour les Allemands et les convoquer. Dès le début 1941, les pénuries d’ouvriers qualifiés se font sentir. Il ne reste que des ouvriers inaptes ou sans qualification inscrits au chômage. Malgré les efforts, le volontariat ne suffit pas à répondre au besoin. Il va falloir chercher les ouvriers là où ils sont, c’est-à-dire dans les entreprises.

35 La Collaboration d’Etat.

Pierre Laval, que les Allemands imposent à Pétain au printemps 1942, a son idée : la Relève. Il propose d’échanger l’envoi de 3 spécialistes volontaires en Allemagne contre le retour d’un PG en France. L’Occupant accepte sans difficulté cette proposition, pas malhonnête pour lui, qui a l’avantage de responsabiliser les services français pour les mettre à son service ! Il attend de voir les résultats. Pendant un ou deux mois, ils laissent faire les Français qui lancent le dispositif à grands coups de propagande (photo de Compiègne, sous la surveilance des Allemands). Ça marche quelques semaines puis c’est le bide complet, très peu d’ouvriers veulent partir outre-Rhin.

On passe alors au stade contraignant en mobilisant l’administration française. Un dispositif franco-allemand, en fait imposé par l’Occupant (réunions à la Kommandantur à Paris), est établi pour sélectionner des ouvriers travaillant dans les entreprises françaises et les envoyer en Allemagne.

Des instructions de six pages sont envoyées aux services qui décrivent avec moultes détails le rôle des services français, principalement celui des inspecteurs du travail et des offices du travail :

  • Les entreprises doivent envoyer à l’inspecteur du travail les états nominatifs du personnel. Dans chaque région, des commissions franco-allemandes taxent les entreprises en leur fixant des quotas d’ouvriers à fournir.
  • Une commission composée d’un IT, d’un ingénieur de l’Industrie et d’un officier allemand se rend dans les entreprises. L’IT réunit les ouvriers et leur explique leurs droits et devoirs de la Relève.
  • Si le quota n’est pas atteint, cas le plus fréquent, l’IT choisit les ouvriers en fonction de critères objectifs (par catégories, célibataire, enfants, etc.).
  • L’IT fait signer le contrat aux ouvriers et envoie la convocation pour le départ en train, parfois 2 ou 3 jours après la réunion ! L’inspecteur peut même signer le contrat à la place de l’ouvrier !
  • L’IT doit signaler les réfractaires à son chef.
  • De plus, les IT contrôlent les ruptures de contrat et les embauches afin d’éviter les démissions d’ouvriers qui entendent se soustraire à la Relève.

Pour le coup, ça marche ! Les services français (dont l’inspection du travail), placés sous la surveillance étroite des services allemands (de fait sous leur direction avec l’appui des hauts fonctionnaires français), se montrent efficaces : entre juin et décembre 1942, 240 000 travailleurs français sont partis travailler en Allemagne (dont 200 000 entre septembre et décembre 1942), soit 60 % des départs forcés vers l’Allemagne !

Dans l’ensemble, les agents rechignent mais font. La plupart obéissent aux instructions de leur gouvernement et aux ordres des préfets.  Ils ne sont qu’une minorité à se montrer collaborateurs actifs (dont une partie des divisionnaires, ceux de Paris et Lyon notamment qui seront condamnés à mort).  Ils ne sont qu’une minorité d’agents à entrer dans des réseaux de la Résistance. Ils sont plus nombreux à faire de la « résistance bureaucratique », du sabotage discret sous des formes multiples : remise de faux certificats d’avis médicaux, affectation dans des emplois protégés, courriers envoyés à de mauvaises adresses, pertes volontaires de dossiers, etc.  

En 1943, l’IT est exclue du champ de la main-d’œuvre. Vichy créé un organisme spécial, le CGSTO, supposé être plus fidèle au pouvoir, puis le CGMO.

 

Outre la main-d’œuvre, les inspecteurs du travail sont aussi chargés pendant l’Occupation de l’application de la Charte du travail qui a eu tant de mal à sortir en 1942 : mise en place des nouveaux comités sociaux (dits « comités patates ») et des nouveaux syndicats catégoriels. Ils ont beaucoup de mal à faire respecter les règles de sécurité dans les entreprises, celles-ci manquant de moyens.

 

Sous l’Occupation, les services ont bénéficié de moyens et de renfort en effectifs. Mais la période est très mal vécue par les inspecteurs du travail. Les ouvriers qui reviennent d’Allemagne en 1945, leur font porter le chapeau de leur déportation.  Question taboue dans les services.

 

  • 36 La Libération et les « Trente Glorieuses » (1945-1975)

L’épisode dirigiste. A la Libération, l’Etat prend les choses en main. L’économie est sous son contrôle. Les prix et les salaires ne sont plus fixés librement. Il supprime le CGMO mais garde la maitrise des offices du travail que Vichy a instaurée en 1941.

Les services du travail conservent largement les caractéristiques de Vichy : travail et main-d’œuvre sont regroupés, les effectifs sont maintenus à 300 IT. Sauf sur un point : le niveau d’intervention est le département. Importance du DDTMO qui détient le véritable le pouvoir, l’inspecteur divisionnaire n’a plus qu’un rôle de coordination.

37-38 La priorité du moment est la mobilisation de toutes les ressources pour reconstruire le pays : prisonniers qui reviennent d’Allemagne, PG allemands (700 000 qui restent jusqu’en 1948), recours à l’immigration, contrôle des ruptures de contrats et des embauches. Toutes ces questions relèvent du ministère du T et de l’IT.

De leur côté, les IT contrôlent les niveaux de salaires fixés par les 114 arrêtés Parodi. Ils aident à la discussion dans les secteurs. Ils contrôlent les durées du travail (48 heures) et les majorations des heures supplémentaires. Ils bataillent contre les patrons, hostiles à l‘entrée de syndicats dans leur entreprise, pour faire mettre en place les nouveaux comités d’entreprise, les délégués du personnel et en 1947 les CHS. C’est aussi l’époque de la mise en place des services médicaux du travail.

39 Le retour à la normalité.

En 1950, retour à la liberté des prix et des salaires.  Les « Trente Glorieuses » sont une phase de croissance et de consommation. Les grèves reprennent dans un contexte de guerre froide.

Un nouveau dispositif de régulation sociale est mis en place en se basant sur les conventions collectives de branches au niveau national et non plus local : entre 1953 et 1956, sont conclus 550 conventions et 5000 accords de salaire. La procédure d’extension de 1936 est remise en selle ainsi que les commissions mixtes. Le nouveau SMIG pilote largement les salaires minima de maintes conventions collectives.

40 Des conflits durs repartent. Les inspecteurs redeviennent des conciliateurs lors de conflits locaux et dans les commissions mixtes. Ils s’accrochent à cette mission qui les valorise. Ce rôle est aussi tenu par des inspecteurs des transports dans ce secteur (routiers, SNCF) et par les inspecteurs des lois sociales en Agriculture pour la négociation de nombreuses conventions collectives locales.

Qualifiant les inspecteurs du Nord des années 60, Claude Chetcutti les décrit comme « des médiateurs sociaux plus que des contrôleurs répressifs. Ils ont acquis une considération sur leur territoire où ils ont une grande ancienneté ». Beaucoup des inspecteurs présents à cette époque, sont d’anciens instituteurs qui entament une seconde carrière. 

 En 1947, le syndicat des inspecteurs qui regroupe la plus grande partie des inspecteurs, décide de ne rejoindre aucune confédération pour défendre des positions propres au corps. En 1967, le syndicat publie un Livre blanc qui défend le rôle de conciliateur des inspecteurs du travail et prône l’idée de neutralité au sein de l’inspection.

41 En juin 1968, les inspecteurs ont une attitude attentiste pendant le grand conflit. Certains renseignent leur administration sur l’évolution des grèves de leur section et une partie d’entre eux interviennent pour aider à la reprise du travail des entreprises.

Cette discrétion des inspecteurs se traduit dans les effectifs qui stagnent entre 1946 et 1973. Entre 1946 et 1955, aucun concours n’est organisé ! L’inspection reste le domaine des hommes : Entre 1946 et 1976, 56 femmes recrutées pour 414 hommes ! Sur l’année 1976, 41 inspectrices présentes contre 207 inspecteurs (toujours 20 % !). Seulement 4 directrices départementales en 1976 !

  

  • 42 Les crises pétrolières et la désindustrialisation (1975-2000)

Durant les 25 dernières années du siècle, s’amorce une rupture qui s’explique par les crises pétrolières et la désindustrialisation.

43 L’industrie, jusque-là dominante dans la société française entame un déclin irrémédiable. Les usines ferment, les forteresses ouvrières s’affaissent les unes après les autres. Les « charrettes » de licenciements se succèdent. Des bassins industriels s’écroulent. Le chômage passe de 500 000 en 1975 à 3 millions en 1995. Les services du travail sont percutés :

  • L’emploi devient leur première priorité. Directeurs départementaux ou inspecteurs de section accompagnent les procédures de licenciements économiques. La loi de 1975 soumet ces licenciements à leur autorisation (réalité du motif, respect de procédure, plan social). Ils distribuent des aides du FNE, notamment les préretraites. Ils mettent en application les multiples plans de lutte contre le chômage qui se succèdent. Sous l’autorité des préfets, les DDTE exercent de multiples attributions propres sur l’emploi : contrôle des chômeurs, mesures pour les chômeurs, MOE, Création d’entreprise, animation du SPE, financement des missions locales et de l’IAE, chômage partiel, FNE, etc. Les services emploi des DDTE grossissent en effectifs. Des ITHS apparaissent. La hiérarchie intermédiaire se renforce (DA).
  • L’inspection du travail des sections est submergée par les questions d’emploi.

Les inspecteurs ont souvent la délégation de signature sur les licenciements économiques (50 % de mon temps). Ils traitent de très nombreux licenciements de salariés protégés. L’activité sur les conditions de travail en pâtit. Il est très fréquent que lors d’un contrôle de la sécurité d’un chantier, l’IT tombe sur un artisan travaillant sous les ordres du chef de chantier. Le travail illégal sous ses multiples formes connait un grand succès (intérim abusif, prêts de main-d’œuvre, marchandage et sous-traitance, faux travail indépendant, entreprises dauphin qui apparaissent et disparaissent pour réapparaitre sous un autre nom, etc.), brouillant les frontières de statuts. Tout cela absorbe et complique la tâche de contrôle des IT.

44 Les lois Auroux parues en 1982-1983 sont une période charnière : à la fois l’aboutissement du modèle étatique, quatre lois sont publiées qui modifient une grande partie du Code du travail, et le début d’une nouvelle ère où la négociation collective, surtout d’entreprise, et l’accord occupent une place majeure. Une période enthousiasmante pour les IT en charge de faire appliquer ces lois.

Dans cette fin de siècle, l’inspection vit une transformation sociologique : à la suite de gros recrutements d’après 1973, de nouveaux IT arrivent. Ce ne sont plus des instituteurs qui entament une seconde carrière mais des étudiants des classes moyennes qui sortent de Sciences Po, droit ou sciences éco qui entrent sur le marché du travail avec une motivation sociale et politique. Cette jeune génération post soixante-huitarde met l’accent sur le contrôle, plus que sur la médiation ou le conseil (rapport Bodiguel). Pour eux, le contrôle est un rapport de force avec l’employeur pour faire avancer le droit dans les entreprises. La plupart adhère à un syndicat confédéré, CFDT ou CGT en majorité. Cette mutation est aussi celle des femmes. Une génération d’inspectrices militantes s’affirme sur le terrain.

Enfin, élément important en 1975, la loi qui fusionne le corps des inspecteurs du travail remplace le centre de formation des inspecteurs du travail par l’INT. Il permet la professionnalisation de tous les agents et pas seulement celle des inspecteurs. Il développe la formation initiale et la formation continue. En réalité, l’INTEFP va jouer un rôle bien plus important que celui d’organisme de formation. Il devient « la maison de l’inspection du travail » où les agents de tous niveaux se rencontrent et qui établit des liens avec les acteurs externes.

 

45 En guise de conclusion sur le « modèle » français d’inspection du travail du XX°, je ferai trois remarques :

  • Petite comparaison entre l’inspection du travail de 1914 et celle de 1999 : une autre inspection du travail !

46 Deux mondes, un changement de dimension ! Effectif (nombre et catégories), organisation simple ou complexe, métiers d’IT.

L’emploi a transformé les services. L’inspection du travail stricto sensu s’inscrit dans une ensemble administratif.

« Entre 1945 et 2000, on constate une mixité affichée mais pas réalisée », selon Sylvie Schweitzer. En théorie, il n’ay a plus d’obstacles juridiques au travail des femmes dans l’inspection. En pratique, deux inégalités persistent :

  • L’accès au concours d’inspecteur (en 1984, il n’y a que 36 % de femmes reçues).
  • L’accès aux postes de responsabilité ; en 2000, seulement 5 directrices départementales et une seule DR (Marie-Laure).

 

  • L’inspection du travail montre au cours de ce XX° siècle une étonnante flexibilité à l’environnement et aux politiques de l’Etat.

47 Instrument de l’Etat pour agir dans le monde du travail, elle sait s’adapter à chaque époque :

  • Ses missions évoluent en fonction des circonstances et du rôle de l’Etat (noter l’importance des crises).
    • La main-d’œuvre ou la médiation dominent à certains moments.
    • L’application des lois, les conditions de travail sont toujours présentes (elles constituent les « fondamentaux » de l’IT) mais passent en seconde position dès qu’il y a une crise.
  • Les modes d’intervention changent aussi
    • A certains moments, ils sont plus contrôleurs et régaliens. Ils savent conseiller pour mobiliser employeurs et salariés et faire appliquer les nouveaux droits (1936, Libération, lois Auroux, etc.). A d’autres moments, ils jouent les médiateurs ou facilitateurs du dialogue social. Il est même des circonstances où ils sont dirigistes (Relève, salaires, contrôle de l’emploi, etc.), même si c’est à contre-emploi.
    • A un même moment, l’IT déploie des formes d’intervention souples adaptées aux situations qu’il rencontre ; il peut accorder ou non des dérogations dans de nombreux domaines permettant d’appliquer le droit de façon souple, il facilite le dialogue social, il négocie et accorde des délais de mise en conformité, etc.

L’inspecteur de section est l’échelon important de l’inspection du travail. Il est responsable d’une section, petite unité administrative composée le plus souvent de deux contrôleurs et de deux agents de secrétariat. Il est garant des règles du jeu et joue les facilitateurs entre les parties.

L’inspecteur généraliste est bien adapté à la société du XX°. Sa compétence « généraliste » sur la plupart des secteurs et sur l’ensemble du champ du Code du travail lui permet d’intervenir sur la plupart des problèmes du travail et de faire le lien entre eux.

La fonction est personnalisée. Il est disponible, sait être réactif, présent quand il faut, notamment en cas de crise (exemple des grèves ou d’un plan de sauvegarde de l’emploi ou d’accident du travail). Il bénéficie d’une grande autonomie dans l’organisation de sa section. A lui de savoir jouer entre ces multiples rôles.

On a qualifié les inspecteurs du XX° siècle de « shérif en 2 chevaux » dans les années 70, de « funambule du travail » dans les années 80, de « travailleur indépendant », urgentistes, de « couteau suisse », toutes expressions qui expriment la fonction de régulation de l’inspecteur sur son territoire, avec chacune sa nuance.

Depuis 1947, la convention internationale n°81 reconnait au « personnel de l’inspection un statut et des conditions de services qui les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue. » En 1996, Le Conseil d’Etat a reconnu la valeur de « principe général du droit » à l’indépendance de l’inspection.

  • Le modèle généraliste est en partie remis en cause à la fin du XX°
  • Les questions de l’emploi sont devenues des priorités politiques et ont transformé les services. L’inspection du travail n’est plus qu’une branche des services.
  • La complexité des situations de la fin du XX° révèle les faiblesses du modèle traditionnel de l’inspection. Un inspecteur ne peut maitriser l’ensemble de son domaine de compétence sur les plans techniques et juridiques. L’inspecteur de section est très seul et isolé dans sa section et il doit faire des choix personnels pas toujours faciles à faire (certaines décisions de licenciements de salariés protégés, licenciements économiques, PV ou non, etc.). Il doit affronter seul des situations difficiles (concilier une grève dure, mener certaines enquêtes AT, certains contrôles, défendre ses décisions, etc.).
  • Une organisation centrée sur le territoire n’incite guère à l’approche collective. Le pouvoir est très atomisé au sein de l’inspection du travail, aux mains des inspecteurs de terrain et des directeurs départementaux. C’est un pouvoir très dispersé. Une question revient constamment : comment ces travailleurs indépendants peuvent-ils faire cohésion ? Comment peser sur un sujet d’intérêt général (l’amiante, le travail illégal, etc.) tout seul dans son coin ?

Cette question est à l’origine de la création de l‘association Villermé en 1982 qui regroupe la moitié des inspecteurs du travail dans les années 1980-90 : comment sortir de l’isolement et peser davantage par une action plus collective ? L’association disparait en 2002 après avoir apporté une dynamique à l’inspection (étude de Vincent Viet-2021).

Ce modèle généraliste est en partie remis en cause au XXI° siècle.

 

48 III° Partie : L’INSPECTION DU TRAVAIL AU XXI° siècle : une rénovation en cours

On entre dans l’histoire contemporaine, l’histoire immédiate ! Il manque le recul du temps ; aussi je me contenterai de quelques observations générales sur l’inspection du travail au XXI° siècle. A mes yeux, l’inspection du travail vit un nouveau virage important depuis la fin du XX°.

  • Son environnement s’est transformé 

 

Le système productif est chamboulé.

Pour caricaturer, l’environnement de l’inspecteur n’est plus l’usine avec ses murs en brique noircis par le temps et ses cheminées qui fument, ses machines, ses ouvriers et ses contremaitres, ses syndicats, ses grèves, ses horaires collectifs et ses pointeuses.

Avec la nouvelle division internationale du travail, est venue l’ère du capitalisme numérique qui se développe, particulièrement dans de grandes métropoles.

Plusieurs types d’économies cohabitent : des grands groupes multinationaux dont l’activité est internationale, des PME co ou sous-traitantes à plusieurs niveaux, une multitude de PME et de TPE qui déploient une activité nationale ou locale.

49 et 50

Cette nouvelle économie est très mobile : les entreprises vont et viennent, se créent pour innover (start-up), disparaissent, ou fusionnent, se restructurent et se réorganisent sans cesse. Les statuts de travailleurs sont divers et parfois confus, y compris sur un même lieu de travail.

Le secteur informel se développe. Il subsiste toujours un travail illégal classique bien présent dans des secteurs bien connus et dont le contrôle n’est pas sans risque.

 Mais depuis une dizaine d’années, nous rencontrons des fraudes de plus en plus organisées et venues d’ailleurs, jouant sur les frontières (PSI). Le numérique permet de développer très rapidement des pratiques déviantes comme celles sur les plates formes de livraison.

 

50 Le système de relations professionnelles comporte des continuités et des nouveautés

Le bon vieux code du travail qui légitimait l‘action des IT n’est plus la bible. La loi continue à fixer les règles dans des domaines tels que la sécurité du travail, les IRP et le droit de la négociation, les libertés publiques, les dispositions d’ordre public. Fréquemment, elle transpose bon nombre de directives européennes dans notre droit interne.

Mais, la négociation est devenue un mode normal de régulation sociale pour une partie de l’économie. L’accord collectif de branche ou d’entreprise se substitue à la loi pour fixer les normes les plus adaptées à l’organisation du travail.

 

Un Etat toujours présent qui doit agir autrement

L’Etat du XXI° n’est pas l’Etat interventionniste du siècle précédent. Pour autant, il est loin d’avoir disparu. La société n’a pas basculé dans « l’ultra-libéralisme », comme certains le clament. L’Etat résiste :

  • Son utilité n’est pas contestée en cas de crise, la période actuelle nous le montre bien.
  • Il est toujours garant d’un ordre public et d’un « vivre ensemble » au sein de la communauté nationale (laïcité, inégalités, pauvreté, l’ordre public, la paix sociale, libertés publiques, l’exclusion, lutte contre les fraudes, etc.).
  • L’Etat a toujours l’ambition de changer la société. Il se veut même « Etat stratège ».

Mais, il doit composer avec plein d’acteurs qui sont autant de contraintes à considérer : l’Union européenne avec qui on doit partager des décisions dans certains domaines, la décentralisation, particulièrement les nouvelles puissances des Régions (13 grandes régions en 2015) et des métropoles, les partenaires sociaux qui revendiquent leur autonomie à tous les niveaux, les firmes multinationales qui ont leur siège ailleurs, le secteur privé avec qui les frontières sont devenues plus poreuses.

De ces éléments, il ressort deux conséquences pour l’action publique :

  • L’Etat ne peut plus agir seul. Il a modifié ses modes d’action et déploie des « politiques publiques » par lesquelles il mobilise un ensemble d’acteurs sur des objectifs communs dans un temps donné. L’action nationale ne suffit plus à l’heure de la mondialisation.
  • L’Etat doit se montrer cohérent: l’interministériel est devenu incontournable sur la plupart des sujets (exemple de la pandémie où l’IT intervient sur deux sujets principaux, le chômage partiel et la santé au travail).

Ces principes s’appliquent aux services du travail, que ce soit sur la politique de l’emploi, la santé au travail dans le PST ou le travail illégal. On ne peut plus raisonner et agir seuls. Notre action s’inscrit dans un champ plus large.

  • Une série de réformes depuis 2005 qui chamboulent l’organisation des services

Depuis 2005, les services vivent une série de réformes importantes. Certaines concernent l’ensemble des services de l’Etat. D’autres sont des réformes spécifiques aux services du Travail et de l’emploi. Ces réformes successives et parfois concomitantes se sont télescopées :

  • Réformes du ministère du Travail : Programme de modernisation et de développement de l’inspection du travail entre 2006 et 2010,
  • Fusion des trois inspections du travail relevant des ministères du Travail, de l’Agriculture et des Transports début 2009.
  • Réformes de l’Etat : RGPP en 2008-2010, création des Direccte,
  • Projet « Ministère fort » en 2014 qui réorganise profondément l’inspection du travail.
  • L’OTE en ce moment

En pleine réforme, en septembre 2004, à Saussignac en Dordogne, Sylvie Trémouille, contrôleuse du travail et de Daniel Buffière, chef du service de contrôle de la MSA, sont assassinés au cours d’une opération de contrôle de travail illégal. Cet acte a profondément marqué l’institution et les agents de contrôle. Pour la première fois, un agent de l’inspection du travail est tué dans l’exercice de ses fonctions. L’assassin a été condamné à trente ans de réclusion criminelle en 2007.

 De toutes ces réformes, un nouveau paysage administratif est apparu avec une nouvelle organisation des services du Travail et de l’emploi, bien différente de celle du XX° :

  • Les services travail/emploi perdent leur spécificité institutionnelle et leur autonomie logistique. Ils sont intégrés dans de nouveaux grands services interministériels (Direccte en 2010 puis DREETS et DDEETS en 2021) avec un pouvoir renforcé des préfets. Les services généraux (RH, logistique) sont transférés aux préfectures. Les agents ont parfois du mal à trouver le sens dans ces grandes unités administratives.
  • L’emploi est en grande partie transféré à Pôle emploi. On a donné à l’opérateur leader la gestion de nombreuses mesures ou tâches. La formation professionnelle a été en bonne partie transférée aux Régions.
  • Le pôle travail est profondément réorganisé :
    • Le caractère généraliste des services s’est accentué depuis la fusion.
    • L’organisation de base n’est plus la section dirigée par un inspecteur mais l’unité de contrôle territoriale dirigée par un RUC. A terme, il n’y aura plus que des inspecteurs au sein de ces unités de contrôle territoriales après la suppression du corps des contrôleurs.
    • L’organisation se spécialise sur le travail illégal avec la création des Uracti (et sur quelques autres sujets dans certaines régions).
    • Le mode de fonctionnement évolue. On passe dans une logique « système ». La DGT devient l’autorité centrale et des politiques du travail sont affichées. Un service d’appui et de pilotage de l’inspection est mis en place. Le GNVAC assure une coordination opérationnelle d’actions de l’inspection.   

Pour autant, nous ne sommes pas au bout de cette transformation.

  • La construction du nouveau modèle n’est pas achevée.

Deux rapports récents du Sénat en 2019 et de la Cour des Comptes en mai 2020 sur l’inspection du travail après la réforme, concluent à une évolution positive mais insuffisante de l’inspection qui se trouve « au milieu du gué ». Les deux institutions pointent le doigt sur les faiblesses dans la politique RH (effectifs, recrutements, malaise, carrière), celles de la politique de contrôle qui doit être réactivée (baisse des contrôles en général et notamment dans les transports et l’agriculture) et sur l’organisation de l’inspection qui doit être raffermie.

Il ne suffit pas de changer l’organisation pour régler les problèmes. Les services ont du mal à fonctionner en « mode système ».

Le ou les métiers d’inspecteur du travail, les façons de travailler au sein du système d’inspection sont à réinventer. Il y a de gros chantiers à ouvrir ou à réouvrir. Pour ne prendre qu’un seul exemple, que change le télétravail des salariés pour l’inspection du travail ?

Enfin, une interrogation : quelle Europe de l’inspection ? Des choses se font. Mais jusqu’où ira la coopération entre les inspections du travail européennes (après la sécurité des machines dans les années 2000, détachement transnational dans ces dernières années) ? Des contrôles conjoints ont commencé à être organisés entre certaines inspections de pays européens sur le détachement illégal. On parle parfois d’un service d’inspection européen ?

51 Conclusion générale : quelles leçons tirer de cette histoire ?

Au terme de ce long retour en arrière, que retenir pour l’inspection d’aujourd’hui et de demain ? Deux brèves remarques

  • L’inspection a été bien présente dans l’histoire sociale du pays

Nous l’avons vu, elle a participé aux principaux combats pour l’amélioration du travail depuis 150 ans. Conçue pour limiter les dérives de l’industrie, elle a accompagné le mouvement ouvrier jusqu’à sa crise. Elle a contribué à faire accepter des règles de vie dans les entreprises du pays à améliorer les conditions de travail, à faire vivre ensemble des patrons et des travailleurs, à lutter contre les précarités et le chômage.

Bien entendu, cette évolution ne résulte pas de la seule action des inspecteurs du travail, toujours discrète (vous verrez que l’IT ne se met guère en valeur à l’extérieur), mais leur contribution a été sans doute bien souvent décisive.

L’inspection fait aussi partie de l’histoire de l’Etat. Née au moment d’un Etat libéral, elle a contribué à le faire devenir un Etat interventionniste sur le travail et l’emploi. Par les inspecteurs du travail, l’Etat qui ne faisait qu’observer le social, est entré dans ces sacro-saintes propriétés privées que sont les entreprises pour contrôler ses lois. A plusieurs moments (les deux guerres et 1945), l’inspection s’est même montrée dirigiste.  Ses attributions et ses missions se sont sans cesse étendues en fonction des besoins. Les inspecteurs du travail se sont montrés bien utiles quand il s’est agi pour l’Etat de mettre en place le « tripartisme », un système de relation professionnelles à trois acteurs, les patrons, les syndicats et l’Etat. L’inspection du travail a été un compromis produit par la société française. Elle intervient (plus ou moins selon les moments) dans le jeu social pour le réguler en respectant les acteurs sociaux !

  • Ne pas être prisonnier de son histoire

Cette histoire reste bien présente dans l’inspection d’aujourd’hui. Il existe incontestablement une culture « inspection du travail » repérée par ceux qui n’en sont pas, une ADN, des valeurs (la défense de l’exploité ou du plus faible, pour faire rapide), l’attachement des IT à raisonner globalement (la conception généraliste, le lien entre le travail et l’emploi, tout le code, tous secteurs), une certaine idée de l’indépendance parfois confondue avec l’autonomie, un certain rapport des agents avec la hiérarchie (fait à la fois de méfiance et de demande de hiérarchie), etc.

De cette histoire, il subsiste aussi des tensions récurrentes au sein des services : le conflit Travail/Emploi, surtout en temps de crise, le conflit vertical/horizontal ou politique du travail et demandes territoriales ou sociales, primauté de la loi (ordre public) ou de celle de l’accord ?

S’il est nécessaire de comprendre cette histoire, il est aussi indispensable de ne pas en être prisonnier.

Nous avons vu au cours de notre voyage dans le temps que l’inspection du travail a connu des situations très contrastées :

  • A certains moments, l’inspection ne pèse guère, n’est qu’une somme d’agents tirant chacun dans leur coin. On cherche l’inspection : où est-elle ? que fait-elle ? que pense-t-elle ?
  • En 1942, certes malgré elle, elle contribue à l’envoi de milliers d’ouvriers dans les usines allemandes.
  • A d’autres moments comme à ses débuts, sous le Front populaire ou en 1946, l’inspection participe au mouvement social du moment et joue un rôle majeur.

Qu’est-ce qui fait la différence ?

Comme les autres administrations, elle est prise dans des tensions contradictoires entre ;

  • L’inspection est un service de l’Etat qui lui fixe des objectifs, lui donne des ordres et fournit des moyens.
  • Un environnement qui est en attente ou non d’inspection.
  • Une institution qui a ses règles, ses valeurs, son autonomie, sa logique.

Ces trois éléments peuvent ou non se rejoindre. La question est de savoir où se fait le point d’équilibre entre ces trois logiques. Parvient-on à une adéquation entre les trois ?

Il est des époques où Etat et société s’accordent sur ce qu’ils attendent de l’inspection et celle-ci joue le rôle attendu (les vingt premières années, le Front popu, Libération, …). Au contraire, il est d’autres époques où aucune adéquation ne se fait (Relève, Etat et IT contre les ouvriers).

Être un acteur collectif ne se décrète pas mais se construit lentement :

  • L’inspection doit faire l’effort de comprendre son temps, de cerner les principaux enjeux sociaux d’un moment pour y répondre de façon satisfaisante. Etre sur le terrain, causer avec employeurs et salariés, comprendre les conditions de travail, ce qui se passe.
  • Elle doit savoir aussi faire évoluer ses métiers et ses façons de travailler.
  • L’échange et le débat interne, la « dispute professionnelle » organisée en interne (Yves Clot), la confrontation avec des acteurs extérieurs, au lieu de se replier sur soi, sont très importants.

52 J’espère que cette histoire vous sera utile pour bâtir l’inspection du travail de demain. Vous aurez, avec vos collègues et l’encadrement, une nouvelle page d’histoire à écrire. La vie est toujours devant.

Ne pas être prisonnier de son histoire, c’est aussi savoir innover !

 

« A vous de jouer, à vous d’innover et prenez bien votre plaisir ! », comme le dit Jean Bessières.

[1] La loi du 2 novembre 1892 limite la durée du travail des enfants de moins de 16 ans à 10 heures par jour au lieu de 12h), celle des femmes et des enfants de 16-17 ans à 11 heures par jour. Les enfants de 16-18 ans ne peuvent dépasser 60h par semaine.

[2] Alexandre Millerand (1859-1943), avocat, collaborateur de Clemenceau, député radical de la Seine en 1895 et 1889. Il est le premier socialiste à occuper un portefeuille ministériel dans le gouvernement W Rousseau. Critiqué par Guesde, il est viré du parti socialiste en 1904. Il sera ministre des travaux publics en 1909 puis ministre de la Guerre en 1912 jusqu’en octobre 1915. Il est président du Conseil en 1919 après avoir gagné les élections du Bloc national. Il est élu président de la République. Devenu sénateur en 1925, il le reste jusqu’en 1940. Il ne prend pas part au vote du 10 juillet.

[3] Lors du centenaire de l’inspection.

[4] Si pas de MO, pas d’industrie et je n’existe pas face au Reich.

[5] Dans les Transports, des contrôleurs sont chargés en 1893 de la surveillance de la durée du travail des cheminots puis en 1923, des ateliers des compagnies ferroviaires. En 1937, le contrôle est étendu au transport routier.

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